Mais l'enfant avait pris pour acquis quelque chose de bien dangereux : la loyauté. Elle pensait que Rouge-Gorge, qui l'avait protégée jusque-là, le ferait toujours. Après tout, ce n'était pas ainsi que fonctionnait les choses ? On ne se questionne plus chaque matin si le soleil se lèvera ; il nous a habitué à ça.
Mais Rouge-Gorge n'avait pas levé le petit doigt pour sauver sa mère. Alors à ses douze ans révolus, elle accepta le pacte du diable. Elle céda l'enfant. « C'est ta première leçon, Ringer. Acquitte-toi toujours de tes dettes. Tu me devais douze ans de protection. » Et elle les paya chères. Elle les compta, l'une après l'autre, tandis que la besogne était faite.
Elle crut devenir l'enfer. Elle crut que des corbeaux s'enfonçaient dans sa gorge pour lui en lacérer la chair. Elle crut qu'elle allait mourir. Et peut-être qu'elle mourut un peu. Car Ringer ne fut plus jamais la même après la trahison.
Corps armure, corps armé, brisée et tuée par l'aveu délétère de Rouge-Gorge - elle ne serait qu'une putain, comme sa mère avant elle, Ringer sut qu'elle devait s'aider elle-même, car personne ne le ferait à sa place. Et elle sent, le monde se façonner sous ses doigts. Elle sent les étincelles de magie qui vrillent son corps. Elle veut apprendre, découvrir, fuir, elle ne veut plus être l'objet des autres. Elle veut façonner son propre destin. Les dessous encore souillés par la présence de son bourreau, elle s'enfuit dans la nuit, promet d'enterrer celle qu'elle était, pour ne plus jamais souffrir.
Prête à la battre, car elle a bien retenu sa leçon. Aucune main ne caresse, elles ne font qu'étrangler. Il s'appelle le Vautour, et il est le maître des secrets. De ses grands doigts graciles, il est le marionnettiste des complots. Et il prend l'enfant sous son aile. « Je ne suis plus une enfant, qu'elle boude, espérant au moins que ses souffrances ont fait d'elle une femme, une vraie. — Tu n'es pas une femme, tu es à peine un oisillon. Mais si tu veux apprendre, je peux t'enseigner. » Alors elle accepte.
Et elle apprend.
Comment devenir une ombre. Comment effacer, noyer, oublier Ringer, et n'être qu'un rideau d'étoiles, qui réverbère les envies des autres. Elle devient le réceptacle des secrets les plus inavouables des tavernes et des hôtels de passe. Elle ne sait pas ce que ça vaut, ce qu'elle lui raconte, mais il a l'air satisfait. Il acquiesce, hoche la tête. « Pour commencer à obtenir du pouvoir, il faut d'abord savoir. » Alors, elle sait. Elle sait si bien qu'il accepte de l'emmener chez l'analyseur, et il accepte aussi de lui apprendre la magie. Car il sent son potentiel. Il sent qu'il peut modeler l'enfant pour devenir non pas une femme, non, mais une arme létale.
Et même si elle ne veut pas se l'avouer, elle commence à lui faire confiance. La télépathie, les poisons, devenir une autre, faire semblant d'offrir son cœur, donner la mort... toute une liste d'apprentissage terrifiant et pourtant haletant pour l'enfant des cendres. Et elle baisse sa garde. A nouveau.
Elle ne sait pas bien pourquoi l'Empereur force ses domestiques à la laver. A lui donner une robe. A la nourrir. Elle ne comprend pas ce qu'il attend d'elle. Elle veut juste lui sauter à la gorge, parce qu'il n'a pas la droit de la bousculer dans son deuil, de la forcer à faire... ce qu'il veut faire. Car elle sait. Elle connaît si bien le regard des hommes sur son corps. Ringer aurait pu parier sa main qu'il aurait voulu autre chose d'elle.
Mais il faut croire qu'elle n'a encore rien appris de ce monde. Car il n'en est rien. Au contraire, il lui propose de la prendre sous son aile. « Tu aimais le Vautour, hein ? — Plus que tout. — Tu veux continuer à lui faire honneur ? » Que pouvait-elle dire ? Elle ne voulait pas mourir. Elle ne voulait pas écarter les cuisses. Et elle sait ce que les hommes ont tendance à faire quand on les ennuie. Alors elle accepte. « Mais je veux un autre nom. — Parfait. Que dirais-tu du Corbeau ? »
Elle devient un mythe.
Et quand il faut un chef à la guilde d'assassins que l'Empereur crée, il n'y a même pas de question à se poser. Il envoie son plus fidèle soldat. Sa plus ancienne création.
Les ailes carmines sont nées.