cerbère aux enfers (ringer)

Les oiseaux chantent dans les hauteurs de Dynacairn alors que Syn vagabonde entre les étals des marchands, hume les vagues et affriolantes odeurs de mets succulents, et serpente parmi les armes et les écus que fournissent les meilleurs forgerons d'Orcylin. Si l'environnement se montre prospère, les pensées de l'aile carmine le mènent vers de terribles et labyrinthiques dangers. Le message impérial était clair et sinistre - dans les ailes se niche félon. Odeur trahison.
A l'agitation du centre de la capitale succède le silence quasi macabre du quartier où niche la plus terrible des pauvretés, bien plus propice aux états d'âme de l'espion vague-à-l'âme. Ici et là, des hommes et femmes aux vêtements nippes, regard vide et masque mélancolie. S'il tâche d'omettre la noirceur cachée de la capitale, Syn se la prend en pleine face dès lors qu'il doit rejoindre le château noir, au cœur même de la désolation sépulcrale.
Véritable forteresse moyenâgeuse, la citadelle Eilean laisse deviner ses flancs dans quelques remparts abimés. Aux yeux du public, elle est château privé de l'empereur, alors qu'il y niche ses plus fervent·es cafards. Lieu de secrets et de complot, le manoir ouvre grand sa porte à la vue de l'oiseau noir, et Syn s'engouffre dans l'interstice.
Il lui faut informer Chimère des récentes découvertes.

Salutations rapides aux gardes pourpres et velours, mais il ne s'attarde pas, le conseiller carmin. Il a plus urgent à gérer. Ses pas claquent sur le sol avec l'avidité de l'urgence, et il ne tarde pas à monter les escaliers, quatre à quatre. C'est une fois parvenu devant la lourde porte qui le sépare de Chimère qu'il s'octroie une pause. Temps du souffle et du sang-froid, flegme machinalement tissé sur le masque du visage. Il ne sera pas reçu s'il suinte l'inquiétude et l'effroi.
Il songe quelques instants au regard de Ringer lorsqu'elle accueillera la nouvelle, s'imagine la colère vive et féroce qui animera la vipérine carmine. Le cerbère éveillé effrayerait les morts, s'ils pouvaient encore parler. Elle n'a certes rien à lui envier quant à la peur qu'elle fait naître sur autrui, Chimère, et il songe quelques instants à la meilleure manière de lui confier la nouvelle. Aux plans, qu'il faudra fomenter. Au vif plaisir de donner la mort au traitre malencontreusement ailé. Sourire né du sang, de la mort à venir, rictus ancré sur le visage, calme retrouvé -  il est temps d'entrer.

Syn toque rudement sur la lourde porte de bois. Il n'attend pas, le monstre noir, il pénètre dans l'antre de la bête. Sans crainte et sans effroi - il est ici chez lui.
Dans sa tanière, il distingue la silhouette sombre de Chimère.
« Ringer. » un souffle, à peine. Elle peut déjà deviner et sentir en lui le courroux qui forme brasier en son âme emportée. « J'ai une très mauvaise nouvelle. » Ne pas s'embarrasser des convenances, aller droit au but, et que  la punition soit à la hauteur du crime - terrible et sans retour.

Les griffes du crépuscule s’étaient planté dans la toile du ciel en voie nocturne, laissant de larges traînées carmines entre les étoiles timides. D’une haut d’une tourelle d’Eilean, je scrute le monde d’en bas, les fourmis qui gigotent et grignotent. Fourmis dont j’ai fait partie, à une époque si révolue qu’elle s’est effacée à l’arrière de mes pensées, ne me laissant qu’un arrière-goût amer sur le palais, que je m’empresse de laver d’une lampée du vin rouge que je déguste, sang vermillon qui paraisse dans un large verre à pied ourlé d’oiseaux de malheur. Ce set a été façonné en mon honneur, un présent de l’Empereur. Enfin, l’un des présents, car je me trouve dans le plus beau. Celui qu’il a offert aux Ailes Carmines, dont je suis le juge et le bourreau, l’épée et la magie, la fureur et la douleur. Les ailes d’ange s’emblent s’ouvrir au creux de mes omoplates, en plumes trempées dans le sang de nos ennemis. Sang que j’ingurgite, sans laisser de tâche sur mon rouge-à-lèvre purpurin, tandis que les prunelles tatouées de mes derniers méfaits, je me laisse happée par le bal des fourmis dans les bas quartiers.

Et parmi les insectes inintéressants qui parsèment ce monde sans grand intérêt non plus, se distingue les ombres noires d’un des rares capable à éveiller quoi que ce soit chez moi qui ne soit ni du dégoût, ni de l’indifférence. Le Cerbère n’est certainement pas un oiseau, mais une de ces créatures mythologiques qui parviennent à éveiller un soupçon de vie en mon sein. Et soupçon est un euphémisme comparé à l’obsidienne qui parcourt mon cœur. Lui provoque un brasier, une nuée de papillons colorés, lui est une panthère se faufilant parmi les hautes herbes à la recherche de sa prochaine proie – moi, certainement, en proie a de terribles émotions contraires. Car je ne suis pas censée en ressentir, et pourtant.

Pourtant.

L’homme est comme une nuée de chaos et de ténèbres qui se serait faufiler sous ma peau, à en faire bouillir le sang – noir – dans mes veines. Cerbère est le pilier dont je ne pensais pas avoir besoin, et quand il avale la distance qui nous sépare pour pénétrer dans la forteresse sans âme, le château aussi noir que la mienne, un soupir de contentement m’échappe, venant s’effondrer sur le lac calme du vin dans mon verre-oiseau.

Il toque à la porte, en rythme avec les battements de mon cœur que je croyais fanés, avant de pénétrer dans mon antre qui est un peu la sienne, en soi. Il est l’un des rares à connaître la majorité des plis et replis de mon esprit, de mon intimité et de ce que je suis – ou croit être, au milieu du capharnaüm incohérent qu’est Chimère. Je suis une figure différente à chaque aube qui se lève. Je me détourne de ma contemplation avide de ce monde sans importance, flanque mes deux prunelles dans les siennes, le harponne avec plus de férocité que je ne le voudrais.

Je finirai par oublier ses traits.
Quand il mourra, m’abandonnera, me trahira, barrez la mention inutile, quand je lui arracherai son dernier souffle de cette trahison monstrueuse, car tout le monde finit par trahir un jour, toujours, alors ses traits finiront par fondre dans mes esprits. Ils glisseront sur son masque d’os et de secrets, et Syn ne sera plus qu’un vague nom à l’arrière de mon crâne. Trois petites lettres qui finiront, elles aussi, par perdre la saveur de leur éternité.

Mais pour le moment.

Rien qu’un instant.

Syn est mon bouclier.

Ma lame.

Mon avenir.

Ma sécurité.

« Ringer. » Mon nom roule comme une prophétie dans le creux de sa bouche, sa langue lui donne des inflexions improbables. Je suis dans la chaleur de son palais. Et tout cela est tinté d’une colère à peine contenue, souffle feutré encadrant mon patronyme désavoué. « J’ai une très mauvaise nouvelle. » Je hausse un sourcil, passe le bout de ma langue sur mes lèvres sèches, comme un serpent s’apprêtant à dévorer sa proie. « De qui devons-nous nous débarrasser ? demandé-je platement, passant en revue tous les traîtres ignobles qui pourraient se cacher en notre sein. » Peut-être que Syn est conscient de cette terrible peur de l’abandon qui cisaille tout dans mes entrailles ; ou peut-être pas. Je ne suis qu’un fantôme qui se drape dans les peurs des autres, pour les endosser si bien qu’elles en deviennent miennes. Je connais les coutures des terreurs des autres par cœur, cherche le fil sur lequel tirer pour en détricoter l’âme. Peut-être que cette mauvaise nouvelle n’en est pas une pour moi, mais pour les autres ; nous sommes si souvent loin d’être sur la même longueur d’ondes… mais pas avec Syn.

Lui sait.

Parfois.

Un visage de la Chimère, seulement.

Ou peut-être deux. « Tu veux boire quelque chose ? proposé-je avant de me tourner définitivement vers lui, seulement vêtue d’une robe carmin laissant peu d’imagination quant aux courbes évanescentes de mon corps. » Je ne suis pas prête à mener la guerre, encore que je l’ai menée nue tant de fois que l’armure importe peu. C’est ma peau qui est d’acier. C’est mon cœur qui est de ferraille. Nul besoin de cuir quand le mien est déjà si dur. « Assieds-toi et raconte-moi. » Plus un conseil qu’un ordre – mais les deux s’entremêlent bien trop souvent dans l’esprit de la cheffe assassine.

Elle a les lèvres carmins goût passion, quand elle se les lèche en chimère venimeuse, le corps brûlant dans sa robe rouge sang, et son haussement de sourcil à l'âpre odeur des tentations souvent assouvies en cris béats d'ivresse. Ringer provoque en son soldat privilégié des tempêtes d'émois, des sensations irrépressibles, à la frontière entre le désir et la crainte, mysticisme avéré des hommes damnés. Il ne peut sur elle que jeter un regard entre concupiscence et servilité. Il est son rempart contre le monde, tandis qu'elle est le sel de son existence. Toute entière tissée dans le moule du chaos, Ringer n'a de crainte que l'abandon, la trahison, le vide et le néant, car la chimère se gorge du bruit et des odeurs. Il est celui qui jamais n'abdiquera, qui d'un tatouage carmin sur les ailes, a voué son allégeance à cette créature fantasmagorique qui lui fait face, elle qui, d'un chuintement serpentin, demande - de qui devons-nous nous débarrasser ?
Syn ne réagit que par un long soupir, louvoyant dans le silence. Les ailes se noircissent de captieux innombrables, difformité propre à toute guilde spécialisée dans l'espionnage impérial. Les craintes provoquées par les mises à mort sordides ne semblent pas suffire à endiguer la fuite, ce sang vipérin qui se propage comme un venin. Il faut dire que le cerbère à deux têtes que constituent Syn et Ringer n'ont pourtant pas lésiné sur les sacrifices visant à prévenir les indécis, mais cela n'a pas suffit. Malgré les calcinations publiques, le parjure persiste à trouver sa place au sein des carmins. Encore et toujours, la tête du serpent montre sa langue fourchue.

Tu veux boire quelque chose ? Il acquiesce de la tête, demandant la même chose qu'elle, ce même liquide carmin qui tapissera sa gorge d'une forte odeur d'alcool. « Comme toi, je te prie. » Elle l'invite alors à parler, Chimère, et à s'asseoir, ce qu'il fait servilement, non sans lâcher un énième soupir désemparé. « C'est Basilic. » Syn ne peut cacher la déception de la tonalité grave de sa voix. Il se remémore la rencontre avec ce guerrier à la lame d'argent et à la parole d'or. Il avait cru en lui, jusqu'à la dernière seconde, jusqu'à ce que l'empereur en personne ne jette l'opprobre sur son nom. Encore à cet instant précis, c'est un doute pervers qui s'insinue dans le cœur de Bates. Et si. Et s'il n'en était rien. Et si du traitre fourbe qu'on lui eut dépeint, revivait la confiance aveugle en une aile fiable.
Syn se replonge dans ces pensées, dans les appartements de l'empereur, lorsqu'assis sur un fauteuil ébène, il avait écouté et s'était abreuvé des dires monarquiens. Il lui faut retracer cet évènement avec la plus fidèle ressemblance, car il se fait pour Chimère miroir impérial. Le moindre détail manquant pourrait assurer l'échec de la mission, et il n'est pas homme à échouer.
Ils ne sont pas bêtes à naufrage.
« C'était une mission confiée par l'empereur. Seuls l'Hydre et Basilic avaient été mandés. Il s'agissait de fureter en territoire Junfark en quête d'une insurrection potentielle qui était venue semer le trouble dans son esprit. » Il se remémore chacune des paroles de l'empereur, avec une clarté quasi magique. Ce n'est plus lui qui s'exprime à travers sa voix, mais le filtre voilé de la parole impériale. « Les sorcier·es en ont été averti·es au préalable. La fuite ne pouvait venir que de l'un d'eux. » Ni Chimère ni Cerbère n'en avaient été informés. Nul·le autre que les deux concernés n'avait été mis au fait de cet espionnage énigmatique. L'empereur possédait pour l'Hydre une confiance toute aveugle, qui avait naturellement tourné ses regards espiègles vers Basilic.

Syn boit une gorgée dans le verre aimablement apporté par sa comparse, et reprend alors conscience, comme s'ébrouant d'un rêve d'antan. « Je ne suis pas sûr, Ringer. » Le doute est cruel ennemi. Il s'infiltre dans les labyrinthiques ruelles de l'âme et du cœur, et empêche le bras de trancher. Une part de lui espère secrètement que Chimère lui apporte la preuve d'une culpabilité sur un plateau d'argent, mais il ne peut que redouter ce terrible espoir, antagoniste plus cruel encore que le doute.

Dis-moi, beauté cruelle, désigne-moi le condamnable.
Que le bras tranche, que l'âme blâme.
Protège-moi du regret.

Car elle est créature de décision, Chimère, elle est la tête pensante de ce royaume maudit.
Syn n'est qu'avilie créature, aux ordres de sa reine.

Dis-nous que faire.

Le soupir de Syn s’échoue sur ma peau rendue moite par la fin d’une journée trop chaude. Il est froid comme l’hiver, le gel de mon existence, le seul qui me rappelle que la politique de la terre brûlée n’est pas toujours la bonne stratégie. Enfin, qu’ils croient. Je serai à jamais convaincue de son efficacité.

Mon deuxième cœur – calciné, bien sûr, qui ne bat qu’une fois sur deux, il ne faudrait pas non plus donner trop d’importance à ces errances terrestres –, veut boire la même chose, alors je lui offre mon poison, dont le carmin n’est pas sans rappeler la couleur de notre sang et de notre âme. « C’est Basilic. » J’acquiesce, parce que les serpents sont certainement les plus vils, et que j’aurais dû me méfier d’un surnom pareil. Si Syn paraît déçu, je me contente d’un soupir légèrement théâtral, avant de boire une nouvelle gorgée d’hémoglobine, son verre maintenant servi. Nous pourrions trinquer à ces abandons éternels, à ces hautes trahisons qui ne cessent jamais.

Et il explique.

Drape de pourpre le haut méfait.

Des choses que j’ignore se sont déroulées en terrains ennemis ; le couteau dans le dos revient plutôt aux choix stupides de l’Hydre, à un manque de clairvoyance de l’Empereur. Et peut-être aussi à mon incapacité à avoir percé à jour le Serpent perfide. Je passe ma main dans mes cheveux, arrime mon regard dans les deux puits sans fond de mon alter ego, à la recherche de son avis à lui. Parce qu’il m’arrive parfois d’écouter les chuchotements d’autres humains – si nous le sommes au moins encore un peu. Syn fait partie de ceux-là. De ces oiseaux chanteurs qui pourraient me faire changer d’avis. Je ne suis pas certaine qu’il soit conscient de ce pouvoir, et je prie pour que ce ne soit pas le cas ; il est déjà bien assez puissant comme ça.

« Je ne suis pas sûr, Ringer. » Un sourire cruel étire mes lèvres épousées de rouge, parce que je le suis, moi. « Quand il y a un doute, il n’y en a plus, me contenté-je d’asséner, sentant presque le goût épicé des poisons remonter le long de ma gorge. » Ça pourrait être tendre, comme une dernière étreinte. Ou il pourrait hurler sous le fil de nos lames. Il pourrait s’éteindre sans heurts, ou crier ses crimes. C’est ce qu’il y a de bien avec l’humain : sa chair tendre en fait la poupée parfaite pour les expérimentations. « Nous ne pourrons jamais plus lui faire confiance. Et imaginons que ce ne soit pas de son fait ; comment pourrions-nous faire confiance à ceux dont les missions deviennent échecs par leur manque de discrétion ? » Je me lève, devenue vipère qui serpente à la recherche d’un nouveau schéma de pensée. Non, jamais, je suis bien trop ancrée dans mes propres résolutions. Et si Syn est venu me voir, me souffler ses petits secrets, c’est parce qu’il sait que je prendrai la bonne décision.

Ou si ce n’est la bonne, au moins la seule qui s’impose.

« Nous jouons avec des forces que nous maîtrisons difficilement. Sacrifions le pion pour sauver le Roi. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre ce jeu de dupes… » Tournoie autour de la table, effleure son épaule de mes doigts parfaitement manucurés – pas trop longs pour ne pas m’érafler, pas trop courts pour laisser sous-entendre les griffes que je peux cacher. « L’homme nous cache peut-être encore des secrets. Je propose que nous allions l’interroger. Et si nous perdons un homme qui se trouvait être valeureux et honorable… » Quelle ironie. Tout le sarcasme suinte du moindre de mes mots, parce que nous sommes tout sauf valeureux et honorables, et les dieux merci, parce que nous n’avons que faire de cette hypocrisie latente, de cette cage qui enferme les cœurs en les faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas – des êtres de lumière quand l’humain n’est que chaos, ténèbres, égoïsme et abandon. « Ce sera la preuve ultime que ce ne sont pas des valeurs qui conviennent à notre organisation. » Nous voulons des hommes efficaces. Rien à faire de l’honneur. Tant qu’ils sont fidèles au plus offrant, à la main qui les nourrit, aux seigneurs qui sont assez bons pour les laisser vivre (ce qui est déjà bien plus que ce qu’ils méritent). « Peut-être couvre-t-il un frère. » Et un ennemi de plus.

Elles ne sont que les mains du Diamant vert.
Et pourtant...  Les ailes carmines sont assises sur un trône périlleux, qui sans cesse se meut, vacille, déborde selon les fils d'araignées qui se tissent entre les contrées du royaume. Elles détiennent entre leur précieuses mains des secrets d'état, des mystères qui à eux seuls pourraient faire brûler Junfark toute entière - elle comme tant d'autres, cachotteries et arcanes multiples qui ruissellent dans les silences impériaux.
Chimère est la reine de ces égouts, elle orne son cou d'un collier de savoirs. Zigzague avec agilité entre les arcanes hasardeuses et redoutables que l'empereur glisse à son oreille. Quelques murmures partagés, et le sang gicle. C'est si simple, si... satisfaisant.
Cela semble facile, mais il n'est de plus confuse et exigeante tâche que de faire le clair dans l'obscur. Elle est les yeux dans le noir, qui illuminent les zones d'ombre.
Syn, lui, n'est qu'un bras. Une langue. Quelques bavardages - illusions d'entente cordiale, et la dague qui s'agite en secret au creux de la nuit. Un ordre, il s'exécute. Sous-fifre de Chimère, et bien heureux à ses pieds, il rampe sans mot dire et avec plaisir. Il n'aurait pu se vouer à plus improbable et prodigieuse reine.

Et comme à chaque fois, comme pour rendre hommage à l'adoration mutique qu'il lui voue, elle répond à sa demande demeurée pourtant murée dans le silence. Elle devine les besoins avant même qu'ils ne soient dits, lit en l'âme humaine comme en un parchemin grand ouvert, et son cœur bat au même rythme que le sien. Quand il y a un doute, il n’y en a plus. Ces paroles sont si pures de l'étincelante vérité qu'elles résonnent en Syn qui les entend comme en écho.
Elle balaie d'un vague geste de la main toutes les craintes du conseiller, fait - à nouveau, comme toujours - le clair dans l'ombre. Elle a la cruauté des tyrans, l'énigme des savants, et le gant de velours.
Comme dans un gigantesque jeu d'échecs, les tours se meuvent en silence, doivent se faire oublier. Protectrices et voraces, elles dévorent à outrance pour protéger le roi. Syn ne compte plus les années d'apprentissage avant de parvenir à manier avec cette perfection les déplacements sinueux nécessaires à cette tâche, et il ne peut nier que Chimère n'est pas innocente à cet achèvement. Sacrifions le pion pour sauver le Roi. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre ce jeu de dupes… « Tu as raison, pardonne ma faiblesse. » Servile vestige aux ordres de la reine, doit se faire pardonner quelques instants d'égarement. « Nul doute ne doit s'immiscer en l'aile, à moins de l'empêcher de voler. » Leçon n°1 des carmins, la vie d'un innocent vaudra toujours moins que celle d'un roi.

Elle a en tout point raison, et sa parole a l'éclat de l'évidence. Syn ne peut pourtant retenir les frissons qui l'étreignent lorsque Ringer évoque l'avenir - l’interroger ; mot si anodin qui se pare pourtant d'un double sens vertigineux dans sa bouche. Il oscille en son cœur tourmenté entre la crainte et le désir, de ceux qui lanceraient des guerres. Il brûle d'elle, tout autant qu'elle fait plier le monde à l'envi. « Il m'arrive parfois d'oublier comme tu es sauvage, lorsque je te vois dans ta tour d'ivoire. » Il se lève, le conseiller, pose sa choppe sur le bureau de sa dame.
« Je connais Basilic. » Syn laisse l'une de ses mains libres se promener allégrement sur l'épaule dénudée de Ringer. Il est indécent de constater à quel point l'idée des tourments et des martyrs d'une pauvre âme sacrifiée puisse ainsi attiser le feu de la concupiscence dans les reins de Bates. Pourtant. Pourtant, ce sont bien des yeux emplis d'un appétit vicié qu'il darde sur elle. Elle a su éloigner la défiance pour laisser libre cours à l'envie.
Un murmure, alors que sa bouche succède à sa main, dépose un délicat baiser sur cette épaule à la blancheur de nacre. « Je sais précisément où il sera aux premières heures du matin. »
Il nous reste donc la nuit, devinera-t-elle à cette offrande.

Sous les étoiles nocturnes et sépulcrales, fais-moi l'honneur de m'interroger, moi.

Un besoin viscéral qui se livre - se vouer tout entier aux châtiments de Bellona.

Parfois je me demande si je pourrais me laisser guider par une Chimère. Je me demande ce que Syn pense de tout cela – il a pourtant l’air heureux ainsi. Enfin, heureux… Je ne suis pas certaine que l’on puisse utiliser cet adjectif pour aucune des Ailes Carmines, même si nous semblons trouver une forme étrange de satisfaction à être entre nous. Peut-être que nos cœurs sont si émiettés que nous ne pouvons être en paix qu’avec d’autres personnes brisées. Nous ne comprenons pas comment fonctionnent les autres. Nous ne sommes que des âmes en peine, des « morts qui sont encore debout ». Et quand j’ouvre la bouche, quand je me meus, je peux sentir toute l’attention du prédateur sur moi, comme si le serpent pouvait reconnaître le venin dans mes crocs. Syn est une énigme que je ne veux pas déchiffrer. Une ôde aux horreurs que j’aimerais perpétrer. Je suis celle qui valide ses plus terribles actes, et il est celui qui les justifie pour moi.

Mais le voilà qui s’excuse. Comme rampant, le serpent qui courbe la tête, le cobra qui décide de fermer la gueule, pour ne pas dévoiler ses crochets. Je veux le caresser, l’effleurer, le rassurer. « Tu es tout sauf faible, Syn. Tu es même bien plus fort que moi, sur bien des aspects. » Je n’ai aucun ego. Aucune velléité de toute-puissance. Tout le monde a des failles, des faiblesses, tout le monde peut encore apprendre, et Syn m’apprend, délicieusement, à chaque battement de cœur qu’il m’offre. Je ne veux pas qu’il courbe l’échine, je ne vois qu’il ploie devant quiconque (et surtout pas moi). Il récite les préceptes de nos ailes carmines, que rien ne doit venir briser et je ne peux m’empêcher d’acquiescer – pour lui ou pour moi. Cela justifie d’autant plus ce que je viens de lui ordonner, bien malgré moi. S’il se croit faible, il affaiblit tout le monde. Alors que Syn est un foutu cerbère aux milles têtes. Il pourrait dévorer vivant le cœur palpitant de nos ennemis pour un de mes battements de cils. Syn est une créature mythologique que tous devraient craindre.

Syn est à moi.

« Il m’arrive parfois d’oublier comme tu es sauvage lorsque je te vois dans ta tour d’Ivoire. » Il m’arrache un éclat de rire beaucoup trop cristallin et sincère. C’est peut-être pour ça que je l’apprécie ; parce qu’il me rend, l’espace d’un instant, parfois, un peu plus humaine, et me rassure sur l’armure que je porte chaque jour que les dieux font. Peut-être que sous tout ce fatras, peut-être que derrière les poisons, les jolies robes, les exsanguinations, les trahisons, les méfaits et les décapitations, peut-être que derrière toutes ces horreurs qui tapissent mes mains de couches et surcouches d’hémoglobine sèche et passée, il reste quelque chose de moi.

Peut-être.

Enfin quelque chose que je ne désire pas tuer, haha… « Je ne suis pas sauvage, enfin. Je me dois juste d’être à ta hauteur, lui réponds-je tandis qu’il dépose son verre pour me faire face. » Légèrement plus grand que moi, les angles durs de son visage m’appellent, me hurlent d’y glisser le carmin de mes ongles manucurés.

Il connaît Basilic.

Il connaît ma peau, aussi, d’une manière dont je devrais avoir honte, mais dont je me délecte chaque fois un peu plus. Car la callosité de sa paume se promène sur mon épaule, et un brasier d’un nouveau genre se répand dans chaque parcelle de mon corps. Je peux lire que notre jeu de sous-entendus mortels allume le même genre d’incendie en lui. Je pourrais en avoir peur. De ces grands puits noirs qui se dardent sur moi comme ceux d’un loup trop patient. Mais au contraire, ils me rassurent. Quelqu’un, quelque part, est aussi tordu de moi.  

Et voilà que ses lèvres ayant chuchoté mille promesses de mort se faufilent sur ma peau en manque d’attention. « Je sais précisément où il sera aux premières heures du matin. Pourquoi me souffles-tu toujours ce que je désire entendre, Cerbère ? soufflé-je de ma voix rendue rauque par le désir et le vin. » Comme une lionne qui va obtenir ce qu’elle désire. « Peut-être que tu t’attèles à devenir ma faiblesse. » Dans un jeu de dupes langoureux, je me recule lentement vers mon bureau recouvert de trop de paperasses et de livres jamais terminés, d’encyclopédies botaniques dont les tous petits caractères finissent par se croiser quand je les lis trop tard… Je faufile ma main parmi mon barda, m’arc-boute un peu contre le bois qui s’enfonce dans mes chairs. Une de mes cuisses échappée des pans de ma robe aux échancrures trop évanescentes. J’ai toujours de quoi pimenter une soirée à portée de main, que ce soit de manière mortifère ou aphrodisiaque.

L’incandescence des bougies tracent en ombres chinoises rubis un millier d’histoires sur ses pommettes saillantes, m’hypnotisant presque. « Il faudra aussi lui trouver un remplaçant. As-tu déjà une idée ? » Je faufile deux doigts dans ma boîte à poudre, qui constelle alors ma peau. Un petit exhausteur de sensations de mon cru. « Voici ma toute nouvelle création. Je pensais l’appeler la synécure, qu’en dis-tu ? » Goûte. Laisse les étoiles filer en comètes sous ton crâne. Laisse-moi te draper de la voie lactée et t’emmener loin, très loin, sur d’autres planètes.

Elle est du venin l'antidote, sait apaiser en une parole bien placée tous les tourments qui peuvent prendre place au sein de son cœur. Elle est une part de ses veines, quand il semble que les mêmes gouttelettes carmines coulent dans leurs artères. Elle désire ardemment qu'il soit la toute-puissance incarnée, comme si elle validait pleinement tout ce qu'il est aux tréfonds de ses entrailles, auréolée d'un besoin viscéral de lui interdire de courber l'échine. Il se doit de tenir haut la tête, pour siéger à ses côtés, demeurer digne, toujours, de son pouvoir et de la force qui réside en teintes cendrées au creux de son bras. Il a la puissance en solitaire, et les pleins pouvoirs près d'elle, quand il se gorge de sa magie.
Ils sont la créature à deux têtes, maintenant et pour l'avenir, ce toujours qui se murmure au cœur des nuits sombres. Jamais laisser quoi que ce soit séparer leur union - si cela est même possible, fusion magique serpente dans leurs veines. Jamais séparés, toujours retrouvés. Confiance ultime qui suinte de tous leurs pores, les espions ne l'offrent pas souvent, pourtant - elle est cadeau sibyllin qu'ils se confient lorsqu'ils dardent en eux leurs prunelles.

Elle a le brasier qui naît dans tout son corps, ces flammes qui s'échappent de chaque pore. Je me dois juste d’être à ta hauteur qu'elle glisse, ce qui semble murmure, dans l'intimité propice d'Eilean. Les deux loups solitaires à la pleine lune hurlent conjointement, de plaisir ou de rage, de haine ou d'amour, se vautrent dans les lies des plus terribles avanies et des plus sauvages supplices. Ce château est leur bercail, sanctuaire recel des sombres secrets.
Il est là où leurs doigts s'entrelacent en quelques ténèbres aux délices, là où leurs langues se délient en complots fomentés, là où leurs secrets se livrent, se toisent, se dardent, car ils ne peuvent dévoiler l'intimité de leur âme à quelconque autre vie. Il est là où la confiance se tisse, là où de l'empereur les ordres sont reçus et les mains tranchées, là où les verres sont bus, substances délectables glissent dans les gorges, là où les réussites sont fêtées. Il est leur toit, leur gîte, mais il est bien plus que ça. Du haut de ses tours noirs, couleur corbeau, Eilean est leur essence.

Ce soir, il sera un peu de tout ça en même temps.
Les mains calleuses de Syn, marquées par les années de piraterie au sein du Red Fling, viennent s'adoucir dans la délicatesse de sa peau nue. Peut-être que tu t’attèles à devenir ma faiblesse. Murmure aux accents d'ironie, quand elle sait déjà qu'il lui est tout entier voué, tout entier damné - elle est sa compagne dans la vie comme dans la mort, son double intimité. Cela fait bien longtemps qu'ils ne sont plus faiblesse mutuelle, mais qu'ils ont su métamorphoser cette défaillance en puissance et en violence. « Je préfère être ta force. »

Te donner toute entière consistance, me muer en sève coule dans tes veines, ne faire qu'un, pour toujours, désormais.

Le cerbère à deux têtes n'est pas qu'une image, il se matérialise en orgueilleuse réalité quand elle hurle au monde son désir et qu'il entre en elle, la pénètre, tel un monstre prédateur. Il lui confie son cœur. Son âme, sa force, son bras et sa dague. Il lui est tout entier asservi, car elle a mérité ce respect et cette dignité. Un mot d'elle et il obéira, la tête haute, toujours conscient d'œuvrer pour la bonne reine. Il n'a de l'esclave que l'obéissance, du reste tout du roi.
Tant qu'elle voudra bien de lui à ses côtés.
Tant qu'elle estimera digne son chevalier.

As-tu déjà une idée ? Elle n'oublie jamais leur mission, Ringer, Chimère azure aux yeux broyés. Elle sait divinement mêler l'utile à l'agréable, quand d'une boîte magique elle sort paillettes luminescentes qui paraissent embraser son corps, le rendre plus désirable encore - est-ce seulement possible ? Elle a la cuisse qui s'ouvre, harmonieuse danse lascive, le dos qui s'arc-boute contre le bois massif du bureau, et la main qui se perd dans les paperasses au goût secrets d'état.
Bientôt, l'âme de Syn définitivement se perdra. Déjà lorsque les mots échappent de la prison nacrée de ses lèvres, ils semblent trembler. « Je crois que Destan fera l'affaire. » Velours en formation depuis déjà deux années, le tigre s'est montré vorace et courage. Syn l'a longuement observé, a su lire en lui le potentiel exacerbé qui suinte de sa sueur lorsqu'il enchaîne les entraînements, avec la force du désespoir et l'ardeur du soldat.
Ce soir, il ne sera pas velours, pas Destan, pas Cerbère solitaire. Ce soir, il se perdra dans la poudre vénéneuse de sa belle, léchera son cou, se délectera de ses parfums et de ses magiques odeurs, plus qu'une illusion, un réel enchantement. « J'en pense que tu n'as pas besoin de ça. » Il darde ses prunelles en elle, saisit un fragment de poudre sur l'un de ses doigts, qu'il enserre dans sa bouche.  « Et tu n'as pas besoin de ça non plus. » D'un geste du même doigt, désormais dénué de magie mais ensalivé de son bonheur, il fait glisser la robe de la belle. La nudité lui suffit - Ringer a de la déesse la beauté, de la simplicité le climax de sa toute puissance.

Ses mains se perdent dans les courbes de son corps, sa bouche s'adonne à rendre hommage à sa beauté, se délecte de sa poudre enchantée. Il est empoisonné, Syn, tout entier perdu pour la cause ; n'a plus à l'esprit que ce besoin viscéral et ardent de la faire sienne. Elle lui appartient.
D'un geste emprunt de la force brute du désir qui hurle à la nuit, il l'amène à se retourner contre le bureau, sa sublime poitrine couchée désormais sur les papiers officiels. Quel plus bel hommage leur faire. Il ne retire que de sa ceinture que la boucle, de son pantalon que le nécessaire - il a de l'envie cette urgence, renforcée encore par les pouvoirs poudrés, sorcellerie de la belle. C'est sublimé par le reflet des pâles étoiles transperçant la fenêtre que le Cerbère prend vie.
Ses gestes sont ardents et rapides, ils ont la force du désir concupiscent et du respect convoitise. S'il tire ses cheveux en arrière, c'est pour mieux capturer sa bouche en langoureux baisers, pour mieux glisser à son oreille quelques délicieux secrets. « Demain, Ringer. Au matin. » Ses mots sont lents, entrecoupés de violents halètements, ils ont l'intonation du murmure. « Nous punirons la trahison. »

« Mais cette nuit. »

Ses gestes se ralentissent à mesure qu'il parle, ses doigts s'égarent contre ses seins, au creux même de son intimité, achèvent leur course folle contre sa joue.
Il se retire d'elle, l'amène à se retourner. Darde ses prunelles en les siennes. Ecoute moi. J'ai un secret à te livrer.
Il lui tend sa main, comme mu par l'impérieux besoin de revenir son servant chevalier. L'amener au fauteuil carmin dans lequel elle trône, en reine. « Cette nuit, nous célébrons notre dévouement. L'un à l'autre. » Viens. Suis-moi. De la passion faisons notre lit. Des étoiles notre drap.
Je m'assoirai sur ton trône, et tu me domineras. Laisse moi te montrer mon implacable et irrévérencieuse servilité, car je suis ton obligé. Maintenant et toujours.