(fb) vouées au néant, les âmes croisées.

Ils savent, déjà, avant même que la pièce ne commencent, les enfants. Ils ne se l'avouent pas, mais un voile sur leurs pupilles témoigne déjà d'une conscience terrible. Ils savent, au fond d'eux-même, que leur destin est scellé, estampillé entre les mains pervertie de la cruelle fatalité. Demain verra leurs éclats de rires à jamais voués au silence et au néant. Regards naïfs dévoyés par la vie et ses odieuses brusqueries.

Mais en ce jour saint de l'an mille deux cent trente cinq, les frangins Bates ne connaissent pas encore ce qui leur est réservé pour demain. Du moins, ils ne se l'avouent pas. Ils savent déjà comme la vie est rude, et le lot de terreurs qu'elle entraîne en son sillage. Père violent, choppe d'absinthes disséminées ici et là dans le logement, matricide qui erre entre leur deux silhouettes enfantines tel un fantôme en quête de vie. C'est leur enfance qui est morte avec elle, l'insouciance plaisante des regards naïfs qui s'illusionnent devant quelques nuages en forme laineuse. Il n'y a plus rien de cela, dans les prunelles de Syn. S'il n'est pas encore le monstre qu'il deviendra, déjà au fond du cœur sèment les graines du vice en perdition qui n'attend qu'un peu d'eau pour germer.
Il n'y a qu'avec elle qu'il garde un semblant d'harmonie. Au creux de ses bras, il s'endort parfois, sans penser aux drames et à la mort. Elle est la douceur qu'aurait du être leur vie, dans l'unicité d'un véritable foyer. Elle porte bien son nom, Dawn, elle a l'éclat des premières lueurs, le pouvoir de faire vaciller la nuit dans laquelle Syn peu à peu s'enfonce. Elle n'y parviendra qu'un temps, la gamine, avant de se noyer à son tour dans les errements du brouillard.

Revenons à ce jour de l'an mille deux cent trente cinq, lorsque le soleil tape haut dans le ciel, et que la saison des bourgeons attise ses rejetons. Dawn a neuf ans, les mimines blanches et le sourire rayonnant. Syn pousse à mesure que les semaines passent, et il est déjà grand, du haut de ses douze ans. Ils se ressemblent, véritables miroirs, les âmes croisées, tressées du même fil. Ils ont le même menton qui pousse vers l'avant, cette harmonie dans les traits et les yeux d'un clair crépusculaire. Les tonalités de la voix se répondent comme en écho. « Oh, regarde celui-là ! » Syn montre d'un geste de la main vers le haut le faucon qui semble dessiner mille arabesques dans le ciel. Il sait qu'elle va rire, la petite, de cette innocence caractéristique des prémices.
Il fait chaud, atrocement chaud. Syn sent la sueur dégouliner de sa chemise tachetée, et sa main serrée dans celle de sa petite sœur se gorge elle aussi d'une moiteur désagréable. Pourtant, il ne la lâchera pas. Sous aucun prétexte, le frère Bates ne laisserait la petite vagabonder seule dans la grandeur terrifiante de ce monde. C'est du moins ce qu'il croit, sous l'ardeur des rayons solaires.

Cette matinée avait été terrible. Père en proie à un délire, comme tant d'autres lendemains, après avoir passé la nuit à se vautrer dans les vices éthyliques. Il avait tenté de lever la main sur Dawn, Syn avait contré l'attaque. Protecteur, bouclier, ou victime collatérale, aujourd'hui encore, il ne sait vraiment ce qu'il fut. Il lisait pourtant déjà dans les prunelles du paternel, avec la clarté de la maturité acquise trop vite - cette haine viscérale qu'il vouait à Dawn, meurtrière de son amour. Une gamine, pourtant. Assassine.
Syn n'avait pas hésité à saisir sa sœur par le bras et à l'entraîner dehors. Plus en sécurité à traîner dans les ruelles d'Orcylin qu'à rester à demeure. Il doit tâcher de lui faire oublier, le gamin, cet enfer qu'est sa vie, et il s'y emploie avec la force du désespoir. Pare sa voix d'un accent enthousiaste, quand au fond de lui-même, les tourments se battent en duel. « Qu'est-ce que tu préfères Dawn ? Une ballade ou une baignade ? » Il plonge ses prunelles dans celles de sa sœur, et à cet instant précis, quelques secondes couleur éternité,  il oublie tout ce qui n'est pas elle et lui. comme à chaque fois que leur regard se croisent.

Demande-moi l'impossible, et je ferais taire les mots.

Il n'y a de vraiment tragique que les enfants voués au néant.
Ces petits êtres, symboles innocents, des gamins trop tôt devenus grands, par nécessité, besoin et profond désir survie. Besoin de crier à la face du monde qu'ils survivront à une parentalité odieuse au pire, au mieux défectueuse, qu'ils feront mieux que leurs parents, ancêtres infamies, s'adonneront à de plus grands rêves que leurs cauchemars d'antan. Syn tâche d'y croire suffisamment pour deux, de grandir assez pour la protéger - à peine mieux qu'un bouclier, il confine au sacrificié, quand dans les nuits d'insomnie il pleure à en faire larmoyer les pires démons infernaux.
Neuf ans. Haute comme trois pommes, la gamine, et déjà marques de coups sur le visage de l'angelot divin - détentrice pour toujours et à jamais de l'avanie du matricide. Sans le vouloir, sans le pouvoir, porteuse du seul tort d'être née. Elle a comme la marque des damnées, alors qu'elle n'est que pure candeur, les yeux à peine marqués qui devraient pourtant déjà s'être voilés. Elle n'a d'enfance que la main de son frère qui saisit la sienne.

Mais cette main, elle confine au divin.
Elle a la tendresse du pur amour, la dévotion éternelle, ce je-ne-sais-quoi de sacré qui l'auréole d'une indicible virginité. Elle est le toujours, le lien de vie qui lutte contre le chaos déjà infiltré, empoisonnant peu à peu l'âme de Syn, elle est le jamais, ce néant gueule de fantôme qui s'insinue entre les silhouettes enfantines - demain, il ne sera plus, plus de main l'une dans l'autre, le secret de l'avenir qui va s'allonger délicatement dans l'herbe à leur côté et garder le silence pour ne surtout pas briser la magie de leurs derniers instants.
Elle propose d'aller se baigner, ce à quoi Syn approuve d'un hochement de tête - il est vrai que la sueur coule lentement le long de son dos et le long de son bras, venant échouer sa course folle dans la main de petite sœur. Mais rien, pas même quelques gouttelettes de transpiration, ne pourraient leur faire quitter cet écrin de tendresse.

Elle déborde de promesse et de tendresse, la sœur Bates, oubliées déjà les terreurs devant le paternel alcoolisé. Lorsque les prunelles de Syn se dardent sur elle, il s'émerveille encore, comme toujours, de l'oubli propice à l'enfance - cela fait bien longtemps que son déni s'est envolé, le laissant pour toujours dans l'incapacité d'oublier les horreurs subies et endurées. Elles le hanteront toujours, presque autant que l'abandon fraternel.
« C'est promis ma belle. » Il sait l'appétence qu'elle a pour le château blanc. Syn n'est pas de ces âmes que le luxe fait vibrer. Pas encore. Plus tard, bien plus tard, il se laissera dévorer par le démon ambition et jouxtera les plus hautes sphères du Diamant vert. Ils n'en sont pas là. Pour l'heure, les gamins parviennent jusqu'à un grand parc arboré, aux multiples verdures et aux boutons de fleurs qui s'ouvriront bientôt. Syn lâche la main de sa sœur, afin de la laisser vagabonder jusqu'à l'eau, s'y immerger jusqu'au menton, se laver des péchés injustement octroyés.

C'est effectivement la promesse d'une belle journée.
Elle revient, la gamine, trempée jusqu'aux os, rassérénée, sans doute, lavée de ses peines et de ses tourments. « Tu as raison, cette journée est magnifique. » Syn s'est allongé dans l'herbe fraiche, invite Dawn à le rejoindre, à se serrer contre lui comme pour lui promettre d'être à ses côtés pour l'éternité. « Ca fait du bien, hein ? » Il darde sur elle des prunelles toutes de tendresse drapées, s'amuse de voir les gouttes d'eau s'échapper de la pointe de ses longs cheveux sombres. Dans l'espoir d'entendre à nouveau résonner dans l'air le rire cristallin de sa petite sœur, il essore sa tignasse sur lui, trempe son tee-shirt de l'eau qu'elle a près de lui ramené.
« Hé ! » mime-t-il de se plaindre, après avoir lui-même provoqué sa déconvenue. « Allez, raconte-moi ta journée d'hier. » Il a posé sa tête contre la sienne, dans l'herbe, le regard perdu vers le ciel. « Je veux tout savoir, n'oublie pas. » On ne ment pas au grand frère, on ne leur cache rien. Syn est le père qu'elle n'aura jamais, l'ami d'un passé trop vite avorté, le frère bouclier qui n'eut pas les épaules assez larges. Il est le rien de demain, mais le tout d'hier - et d'aujourd'hui.

Elle a le sourire par l'enfance rendu sincère, aucun voile sombre ne vient encore flouer son doux regard aux orbes étincelantes de la jeunesse. Son rire cristallin emplit l'atmosphère, et Syn ne saurait dire comme plus tard, il s'en rappellera encore. Il viendra hanter jusque ses nuits d'insomnie, jamais, non jamais ne sombrera dans l'oubli. Les années et les continents passants, il continuera à vrombir dans ses oreilles, ce rire pur et limpide.
Elle nage dans l'eau claire, la jeune Bates, appelant son frère, lorsque sa bouche se libère du sceau de l'onde. Il se remémore lui avoir appris à brasser, autrefois, et c'est un sourire délicat qui vient altérer la froideur de son masque - les chutes mémorables et les semi-noyades le font toujours rire, lorsqu'il se rappelle des yeux larmoyants qu'elle posait sur lui à l'époque, suppliant arrête, je vais mourir qu'elle disait.
Il a tenté, encore et toujours, de lui apprendre à vivre, à se défendre et à bouger, peut-être au fond de lui conscient encore qu'un beau jour, elle devrait se débrouiller seule. Que comme compagnie, elle ne pourrait que nager dans l'océan de l'isolement. Vouer pour elle tout l'autel de ses connaissances, afin qu'elle sache rester en vie jusqu'à ce qu'ils se revoient des années plus tard, muris l'un et l'autre par l'expérience et les cuvées.

Elle pose un doigt sur sa bouche, la poupée, bien qu'elle ne sache longtemps garder le silence. Les secrets deviennent vite cendres, dans l'union sincère et pure qui les étreint, frère et soeur se dévoilent tout, car ils ne sont qu'une seule et même âme.  « Je peux pas te dire ! » Elle rayonne de la bêtise à venir - ce ne peut être autrement, elle a les âneries qui l'auréolent, les syllabes se font facéties. « Tu sais bien que tu ne peux rien me cacher bien longtemps. »
Lui livre un clin d'œil, le frère protecteur.

Allez, dis, avoue, laisse la journée se gargariser de vos secrets.

Elle parle, Dawn, laisse les mots s'échapper de ses lippes à la vitesse de l'éclair, comme si elle craignait, en les prononçant avec lenteur, de regretter toutes ces syllabes. Syn les capte, néanmoins, l'un après l'autre, les assemble comme un puzzle. Voilà que Dawn ramène les puces, symbole même des petits chiots qu'ils sont en présence du paternel, de sa violence alcoolique et de son haleine nauséabonde.
Petits couinements qui s'échangent sous les coups et les douleurs.
« Tu es parvenu à le cacher ? Où est-il ? » Dieu qu'elle est maline, mais peu prévoyante - car s'il ne veut pas se faire oiseau de mauvais augure, Syn sait bien que ce chien ne peut être gardé. Il va lui falloir user de toutes les pincettes de sa toile, afin d'amener la gamine à la terrible réalité. Une disparition de plus en son sillage.
« Tu veux bien qu'on aille le voir maintenant ? J'aimerais t'aider à le nettoyer, regarde comme l'eau est pure. Tu ne crois pas qu'il s'amuserait bien à nos côtés ? » Il a les orbes plongées en les siennes, Syn, tâche de se montrer grand frère, bouclier parfois sévère.  « On pourrait l'amener en balade au château blanc ? » Il ignore pourquoi c'est toute cette douceur qui dégueule de ses lippes - sait-il déjà que demain, il disparaîtra, la laissant seule avec son chien ?