je peux être ce que tu veux (molech)

Danses, passes de bras en bras, laisses l'art musical à d'autres ce soir, et profites d'un temps pour toi. D'une soirée juste à toi, sans penser à rien d'autre qu'à ton être. Un sourire immense aux lèvres, le rire facile et l'aisance dans le mouvement. Tu te laisses vivre, te laisse bondir et t'amuser. Discute à droite et à gauche, attrapes du bout des doigts un morceau de viande offert et le porte à tes dents pour le dévorer. C'est pas chez toi ici mais c'est tout comme, tu respires le vice et la luxure comme une madeleine de Proust, est si à l'aise dans l'endroit qu'on dirait que tu y vis à l'année. Maquillage propre aux yeux, à moitié déshabillé, tu sens la myrrhe et les framboises que tu as dévorées. Liqueur débordant de ton verre, tu t'arrêtes pour boire ce qui s'échappe. Rit, alors que la moitié de ta gorgée se renverse et s'éparpille, que tu finis par t'accroupir près d'une alcôve le temps de boire à ton aise ce verre et de profiter de l'ambiance. Les yeux voyageurs, tu laisses ton regard se poser sur tous et toutes, n'arrive pas à se poser, n'arrives pas à choisir, n'arrives pas à te dire qui tu vas aller déranger à présent pour quelques secondes d'amusement propre à toi. N'a pas envie de monter tout de suite retrouver une femme que tu paieras grassement, a envie encore d'être dans ton élément, d'absorber l'ambiance et de te laisser envahir par les odeurs les rires et les éclats. A l'autre bout de la pièce, des hommes qui surjouent, qui tentent de faire les fiers à bras, le genre bien exécrable que tu te verrais bien remettre à leur place, mais... Pas ce soir. Pas ici. Un autre jour peut-être, laisse la matrone du bordel gérer comme elle le souhaite. Tu la connais, pour fréquenter son établissement à chaque passage en ville, et tu n'as aucune envie de la mettre dans l'embarras, tu la respecte trop pour ça. Tes épaules déliées, tu danses au son d'une musique que tu sembles être le seul à entendre, engloutissant ce verre qui fini par être posé sur un coin de table pour ne pas finir démoli. Te relèves, doucement, élégamment, comme un chat qui s'étire, comme un chat qui s'éloigne à nouveau danser et se mêler aux autres dans l'espace restreint, collés serrés.

Une retrouvaille qui est toujours agréable — c’est cette vieille bicoque à l'allure en déclin et de vieux amis qu’il possède dans tous les ports. Ce sont ces bordels où s’étalent la vie et le vice dans des farandoles bacchus qui se dandinent devant ses yeux curieux et avinés. L’alcool coule allègrement dans le gosier, offre une fraîcheur bienvenue dans le tumulte de la pièce. Molech ne compte plus les choppes qu’il s’est enfilé. L’univers tangue joyeusement — plus que d’ordinaire.  Il y a une favorite ici mais voilà qu’elle grimpe avec un autre. Il crache sa colère. Elle est cette nana à qui il donne mille promesses pleines de mensonges. Ils ont tous le même discours, les mêmes fables sur le bout de la langue. Et jamais rien n’est vrai pour ces âmes enchainées dans un dédale sans issu. Molech n’est pas là pour les prendre en pitié, chacun son sale métier.

Dans la foule éclairée par les flammes lancinantes, il s’égare dans le brasier des corps. Se mêle à la foule sans visage, sans identité, sans genre. Une masse mouvante et alcoolisée où il est agréable de se laisser porter, de chavirer pour oublier ce qui se trame dans la galerie de son crâne. Les loubards se battent pour le regard des femmes, ils y vont de gestuelles et syllabes. Tout un théâtre qui connait ses répliques et ses mouvements à répéter allègrement. Un jeu amusant qui est aussi le sien jusqu’à ce qu’il se glisse contre le giron d’un félin maquillé, une allure de troubadour à croquer. Molech écarte le monde pour se mouvoir face à l'inconnu. « J’vois qu’elle a sorti des nouveautés, bonsoir l'ribaud  » L’alcool fait courir la langue sur des registres mélangés, une cacophonie littéraire. Il s’approche sans mesure, sans restriction, croit avoir affaire à une chair qui se loue. Le mâle lui manque toujours à un moment. Curieusement, il s’en tient éloigné, semble y garder un amour déchu dont il ne parle pas et ne veut pas oublier — un prince d’autres nuées. Ce soir, il envoie valdinguer sa promesse. Il irait bien avec lui, ce bandit au sourire félin. « J’ai toujours cru qu’elle n’recrutait que des donzelles. J’suis ravi de tomber sur un giton comme toi » Sourire étiré, l’œil fracassé de pétillements dus l’alcool. « On monte ou j’dois m’emmerder de palabres ? »

Un corps s'accroche et ce n'est pas celui d'une femme. Un instant c'est la question qui s'égare, et si tu n'es pas étranger à la séduction, si tu n'es pas un novice en la matière, tu dois bien t'avouer qu'il n'est pas des plus communs qu'un homme vienne ainsi t'approcher. Surtout qu'il est téméraire, l'homme, qu'il n'hésites pas, qu'il profites - après tout, vous êtes à Tergaron, la ville des vices et de tous les vices. Dans l'ambiance, tu te mouves contre lui, poses une main contre sa joue - du côté de sa cicatrice, profites d'y passer, curieux, la pulpe de tes doigts avant qu'ils ne s'égarent ailleurs. Joues, barré d'un de tes habituels sourires aux yeux et aux lèvres, tu sais qu'il te prends pour un jouet, pour un de ces prostitués qui ne sont, pourtant, pas de la maison. Elle devrait y penser, la matrone, devrait investir dans la chair des hommes visiblement, et tu passes tes mains contre sa nuque, joues ce rôle qu'il te donne et que tu prends tant qu'il t'amuse. Jusqu'à quand va fonctionner la supercherie ? Tu as tant l'habitude que tu sais quels gestes sont attendus, parce que tu en uses et en abuses avec elles, d'ordinaire. Tu ne sais si la madone vous vois, ou si elle va te jeter dehors pour t'amuser ainsi avec les clients de ses prostituées, mais la joie qui pétille dans tes yeux - écho à ceux alcoolisés de celui que tu identifies comme un pirate, sont un plaisir suffisant pour justifier tes gestes. « Ouais faut m'excuser.. » Tu minaudes avec une voix légèrement plus aigüe que ta voix réelle. « Si j'vais su que tu s'rais client j's'rais v'nu plus tôt. » Tu dis en arrachant tes mots d'une diction à peine compréhensible. Loin les rimes et les chants, tu te laisses emporter par un nouveau personnage qui t'animes. De ce giton qu'il semble voir en toi, de ce nouveau jouet qu'il pense pouvoir posséder - pour combien de cristals compte-t'il s'offrir le luxe de ta compagnie ? Combien tu me paies pour cette mascarade, pirate ? D'un coup tu poses ta paume sur son torse, l'arrête d'un index posé sur ses lèvres. « Ouh déjà ? » Bien pressé, bien impatient de ta compagnie. « J'aurais aimé qu'tu m'séduise avant... » Ton doigt se presse un peu contre avant de glisser jusqu'à sa mâchoire et de s'éloigner. « Mais si tu paies d'avance... » J'suis contre rien du tout. L'appât du gain. Le très grand appât du gain. « Tu veux qu'j't'appelle comment? » T'accentues encore, la main baladeuse.

Pas de mâle dans les propriétés de la matrone. Que des nanas qui agitent paupières et font traîner leurs mains pour y soupeser la richesse qu’elles pourront réclamer des manants venus se débaucher dans les piaules. Molech se laisse rarement aller à la séduction du masculin, il n’en existe qu’un qui sait s’approprier son âme et sa chair. Un seul qu’il revoie dans sept mois. Le temps est long. Les pensées sont ombragées par des dizaines de tonalités différentes, par des remords et de l’euphorie, par la peine et l’oubli. L’alcool assassine ses promesses faites dans le silence, que seul lui connait. Il a l’humeur heureuse, celle que seule l’alcool est en mesure de procurer — une altération de sa triste réalité. Le lascar minaude dans sa façon de gesticuler, dans sa façon de parler et Molech n’a pas la patience, ni l’envie pour les palabres avant la nuit. « J’ai pas l’temps pour ça. Toi non plus » 

L’arnaque est une anguille dans les propos du bandit. Elle se faufile en poison dans ses gestes et ses regards. Le capitaine a trop bu pour s’en soucier. Ses pensées raisonnables se sont volatilisées. N’en reste que le désir brutal éprouvé pour l’échine masculine qui lui fait face. « J'te file la moitié maint'nant. L'reste quand t'auras réussi à user d'ta bouche pour autre chose que déballer des conneries » Sa main se fait brute sur le visage barbouillé de noir. Une enclume dans sa poigne. Il la connait cette technique des putes, à vouloir la totalité de la monnaie immédiatement, dans l’espoir que le client s’étouffe dans son vomi avant toute débauche. L’homme de sel fait glisser les pièces promises dans la poche du roublard. Les paumes s’étreignent de la hanche du voyou. Ils sont cachés dans la foule des corps. Dans le centre d’un monde qui ignore leur rapprochement. Ces fauveries sont mal perçues dans l’empire, pour sa race. On y préfère qu’ils restent cachés, que rien ne vienne déranger le petit ordre établi avec sainteté. Molech est des chiens sans muselière, sans maître. « T’emmerde pas avec le charabia » Il n’a pas besoin de nom, d’un sobriquet qu’on murmure dans son oreille pour le faire bander. Il ne lui retourne pas la question, il ne veut pas lui donner d’identité, de substance. Ce n’est que pour un soir, l’affaire de peu de temps. Certainement qu’il ne se souviendra de rien au matin.

Les ombres portées par les flammes emprisonnent les corps, cachent la vérité de deux masculins qui se sont rapprochés. Les visages sont visibles de moitié. On n’y aperçoit plus les gueules défoncées par les années de picole ou de mer, les chairs foutues. L’ivresse et les ombres maquillent tout la laideur pour y conjuguer un artifice de beauté. Molech pousse la canaille à travers la foule des damnés. Loin du tumulte, dans le dédale des couloirs.

De ce nouveau personnage que tu incarnes, t'arrivent des bribes de mensonges à déballer. T'inventes l'accent cassant des campagnes de Nuxvar et l'identité fiélonne qui sied à ce sorcier raté venu chercher pitance à la capitale des vices. C'est si facile de se glisser dans une autre peau. Si évident de donner le change avec ce que ce pirate veux voir : rien d'autre qu'un corps offert. Et il est suffisamment imbibé d'alcool pour ne pas remarquer les faussetés. Ne semble d'ailleurs même pas vouloir s’embarrasser d'une quelconque discussion, ne s'intéresse nullement à autre chose qu'à ce qu'un prostitué peut offrir, et tu ne peux objectivement pas le blâmer pour ça : combien de fois n'as-tu pas été à la place de ce bandit ? Ne cherche pourtant pas à rompre le charme et profites de cet argent qu'il glisse dans ta poche : et si ce n'est que la moitié ça suffit déjà à te convaincre. Il a beau être en partie saoul, il n'est pas encore dans cet état où il est manipulable à loisir. Peu importe. « C'sûr ! » Acceptes, évidemment, que ne ferais-tu pas pour de l'argent facile ? Même difficile en soi, ce n'est pas comme si tu étais un de ces galériens en temps normal, capable du pire et du meilleur pour avoir l'opportunité d'une nuit au chaud et d'un repas copieux. Oui, correction : que ne ferais-tu pas pour un bon repas. L'argent ça va, ça viens, ça vivote tout comme toi (en serais-tu une personnification?) mais la bonne nourriture ? C'est tout autre chose. Et tu penses à l'époque de l'ancien empereur, où tu avais à chaque solstice à la période des glaces, une attention particulière en matière de repas. Ah, que ça te manques cette époque. Et peut-être que le pirate a vu la mélancolie et l'éclat surprenamment nostalgique dans tes prunelles, ou peut-être pas, et quand bien même l'aurait-il vu, n'y a sans doute pas prêté attention. Vu la façon cavalière qu'il a d'exiger tes services, il y a fort à parier que tes états d'âmes sont le cadet de ses envies. « J'chui doué avec ma bouche. » Crachotes-tu dans cet accent qui semble venir naturellement. N'sera pas le premier, n'sera probablement pas le dernier. Si c'est ce que le client veut, c'est ce que le client aura n'est-ce pas ? Il faudra que tu rappelles à la madone la prochaine fois que tu la vois, qu'il est plus que temps qu'elle ouvre son bordel à d'autres chairs, parce que tu ne seras pas toujours là pour aider ses clients à réaliser leurs fantasmes. Ou pas. Ne peux t'empêcher pourtant de déblatérer encore alors qu'il te pousse vers les couloirs menant aux chambres privées : c'est qu'il connait l'endroit, c'est qu'il est, comme toi, un habitué. « Vous perdez pas d'temps ein. » Soupèses l'argent qu'il a glissé dans tes poches, essayant de vous frayer un chemin dans la foule décadente, et s'il te pousse vers les couloirs tu ne laisses surtout pas ta main quitter le bras de ta poule aux œufs d'or. Ris de ta voix trafiquée quand tu bouscules sur le chemin les vraies prostituées du bordel qui se demandent bien ce que tu fiches encore comme conneries, mais elles ont la décence de ne pas vendre la mèche ni t'empêcher d'accéder aux alcôves privées avec cet homme là. C'est pour ça que tu les aimes tant. Elles ne posent pas de questions. Acceptent l'argent qu'importe la provenance. Acceptent de passer la nuit avec toi quand tu manques de chaleur humaine, et ne s’embarrassent pas de ce que tu fais en dehors de ce temps là : et c'est exactement ce que le pirate cherche en toi. « 'Savez j'aime quand même savoir à qui j'suce la queue. » A la recherche d'au moins un prénom. Une identité. Savoir quels sombres secrets tu pourras tirer de cette entrevue, savoir de quel bois l'homme est fait. S'il peut t'être utile - si oui, comment. N'a pas l'air d'être un simple pirate au vu des cristals qu'il a glissé comme monnaie d'échange, et ton instinct te chantes à l'oreille qu'il serait intéressant de planter tes griffes dans quelques juteuses informations. L'emmène, chemin faisant, dans ce labyrinthe dont tu connais les accès, et t'arrêtes à la porte avant de l'y faire entrer. « Juste un pti nom. » Lances tu avec l'air le plus charmeur que tu puisses, tout en maintenant le contact physique : surtout ne pas lui laisser l'occasion de s'échapper de tes serres de curiosité.