(fb) (molech) hair like water, wavy like the sea

A l’occasion, Petrichor se rendait à Orveil. Elle y faisait le tour des hospices, ou y récupérait tout un tas de colis d’herbes et autres plantes exotiques, que l’on trouvait à prix cassés dans les nombreuses villes portuaires de la région.
Ce faisant, elle avait appris qu’au cours de son séjour, les Voiles noires allaient repartir en mer, alors même que les garnisons de l’armée avaient elles aussi pris congé du château et du campement de Dynacairn, quelques jours auparavant, alors même qu’elle se mettait en chemin pour Orveil.
De fait, Petrichor avait fait parvenir une missive à Molech Orbsun, l’invitant à partager une dernière prière avant de prendre la mer, comme ils avaient pris l’habitude de le faire depuis que l’un avait croisé la route de l’autre, il y avait de ça plus d’une décennie.
Autant de temps pendant lequel Petrichor s’était progressivement improvisée puis élevée au rang de divinité personnelle dans l’œil unique de cette âme rustre mais sincère, toujours aussi bouleversée chaque fois qu’ils se rencontraient, comme au premier jour.

Loin de se remettre en question au sujet de cette mascarade, Petrichor n’y voyait là qu’un jeu plutôt innocent, un baume pour son ego bien souvent malmené au sein de cette cour étrangère, qui ne voyait en elle qu’une courtisane un peu moins sotte que les autres, une créature exotique qu’on aimait savoir exhibée pendant les réceptions, afin de prouver la bonne foi de la couronne laëris et de sa méritocratie, assurant ainsi que Petrichor s’était faite une place parmi la noblesse, non pas pour ses oreilles pointues et sa gorge laiteuse, mais bien parce qu’elle avait travaillé dur et était venue en aide, parfois à des heures incongrues, à quiconque le lui demandait.
Ceci dit, depuis toujours Petrichor avait su tirer parti de ses origines magrielles, et se serait considérée bien sotte si elle n’en avait pas profité. Ainsi, son rapport avec le capitaine des Voiles noires cristallisait de façon pertinente l’utilisation (pour ne pas dire l’abus) de cet aura qu’on prêtait aux gens de sa race.

Présentement, Petrichor se tenait au bord de l’eau. Dans son dos, quelques mètres plus haut sur la plage, une rangée de cabanes de pêcheurs, pour certaines abandonnées, grinçaient au rythme du vent. Le début de soirée approchait, doux et somnolent, à mesure que les petites barques des travailleurs besogneux étaient amarrées sur la plage, et qu’on en déchargeait les maigres cargaisons de poiscailles qu’on allait faire griller et vendre aux marchés nocturnes. Il semblait parfois à Petrichor que la région portuaire d’Orveil ne fermait jamais l’œil, contrairement à la campagne de Dynacairn, et au lourd silence grave qui enrobait le château, une fois que les lustres étaient éteints.

Pourtant, Petrichor n’avait pas l’air de se sentir à l’aise. A vrai dire, elle détestait l’océan. Elle s’efforçait de maintenir son regard accroché à la ligne d’horizon, mais un malaise tendait à grimper le long de son échine, prenant sa gorge en étau. Elle avait les pieds dans l’eau, s’enfonçant peu à peu dans le sable, et l’idée qu’elle puisse y rester coincée ne s’éloignait jamais vraiment d’elle. De temps à autre, elle imaginait que la marée puisse monter d’un coup, et engloutir tout le rivage, elle la première.
Il faut dire que, dans la région magrielle où elle avait grandi, la mer était symbole de mort, tant et si bien qu’elles répondaient toutes deux à une seule et même divinité : le Salipotens Jacturam. Une telle hantise expliquait ainsi pourquoi certains peuples magriels étaient aussi frileux à l’idée de quitter leur île, l’esprit fourbu d’innombrables récits cauchemardesques, au sujet de navires n’arrivant jamais à destination, à jamais digérés dans l’estomac de sel du Salipotens.
Mais tout ceci, Petrichor s’était bien gardée de l’avouer à Molech qui passait sa vie en mer. Elle préférait encore lui apparaître mystique, à le bénir, lui et son équipage, pour les traversées à venir.

Pour l’occasion, elle s’était vêtue d’une robe blanche, dont les traînes avaient été rendues transparentes par l’eau grignotant ses chevilles. Sur sa tête, elle portait une lourde coiffe, composée d'immenses branchages, dont la blancheur morbide rappelaient des ossements, attachés à ses cheveux par des bras de lierre, dont les minuscules racines se cramponnaient à ses tempes et à ses bijoux de façon inquiétante.

Petrichor entendit derrière elle des bruits de pas lourds frémissant dans le sable. Elle observa Molech par-dessus son épaule, l’accueillant d’un sourire énigmatique. "Bonsoir, messire. Comment vous sentez-vous à l’approche de votre départ ?" Et, d’un geste lascif, elle tendit le bras dans sa direction pour l’inviter à la rejoindre.

La ville est un labyrinthe qu’il déteste, qu’il n’arrive pas à appréhender. La cartographie le laisse égaré, sans point de repère autre que le château. Les rades et les recoins bordés de prostituées sont des points de visite qu’il n’oublie jamais. Le reste, il ne retient pas. Seule l’eau et son horizon subsiste dans ses repères. Il n’aime pas être sur terre. L’impression que rien n’est droit subsiste. Sa démarche est maladroite, laisse entendre qu’une blessure est là, ne guérit pas. Ce n’est que le mal d’être loin de la mer. Il ne sait plus voguer en dehors du navire. Bientôt, il appartiendra au bois du rafiot. Une pièce de plus au bois vieillissant.

Le navire a enfin reçu l’ordre de quitter le port. Quelques jours de plus à terre et il allait gueuler toute sa haine droit dans les orbes de l’empereur. 

Un gamin essoufflé s’arrête devant lui. Il faut quelques secondes pour que le souffle erratique laisse passer quelques syllabes mal découpées. « C’est pour vous. Elle m’a dit de vous le remettre personnellement » Elle. La missive est empoignée dans sa paume rêche, à l’abri du regard du gosse qui attend une réponse, une pièce, ou peut être juste un remerciement. Molech lui balance une babiole brillante, de quoi faire virer le minet qui ne comprend pas qu’il s’est fait arnaqué avec un bout de verre poli par la mer. « Dégage. T’as fait ton job. » Le papier est déroulé sous ses yeux qui inspectent l’écriture, qui décortiquent les mots. Il fanfaronne toujours de savoir lire et écrire mais certains mots manquent souvent à ses connaissances. Aujourd’hui, ce n’est pas compliqué. Molech arrive à tout déchiffrer. 

Il rejoint le lieu indiqué, cet endroit où la terre et la mer se rencontrent. Elle est là, déjà si loin, presque disparue dans l’ondine. L’eau épouse la chair, noie le drapé qui devient transparent, à l’égal d’une corolle de méduse. Le soleil rasant y ajoute une aura au spectacle saisissant. Il s’est toujours demandé si elle était réelle ou une invention de son imagination malade. « B’soir » Qu’il bafouille devant son regard, le sourire, le geste. L’entièreté éthérée de son être l’a toujours déstabilisé. Le capitaine s’avance jusqu’au bord de l’eau, à cet endroit où l’eau lèche le sable. « C’est rare de vous voir si proche de l’eau » Molech n’a jamais su si elle méprise ou craint les remous, peut-être un mélange des deux. Ses mains se flanquent dans les poches de son manteau bouffé par le sel et le soleil, il cache ses paumes à défaut de savoir quoi faire avec. Mal à l’aise quand il n’a pas une lame ou une choppe en main.

« J’ai toujours hâte de reprendre la mer. » La ville est dégueulasse, trop dangereuse, trop porteuse de cris, de malheurs, de tout un fatras d’ennuis qu’il ne veut pas avoir à gérer. « Y’a rien qui m’attend sur terre » Sauf Arlo. Toujours Arlo. Les sentiments sont encrés dans son cou, tatoués de pétales qu’il cache au monde, car c’est son secret. Une émotion maladroite qu’il n’a jamais su comment exprimer correctement, qu’on a réprimé par interdiction selon des lois idiotes. Molech chasse la pensée, ne veut pas s’emmêler là-dedans. Il regarde Petrichor qui lui tourne le dos. Il voit la main tendue qui l’invite à la rejoindre. Il n’hésite pas, c’est plus fort que lui, comme s’il se piégeait dans une toile. Molech reste à un pas de retrait, par respect, par dévotion. A chaque départ, elle est là. Une divinité en qui il croit. Ses superstitions sont nombreuses et il a besoin de ça, de croire que quelques mots ont une valeur de protection. « Vous avez l’air d’ces totems qu’on brûle avant le départ, pour nous souhaiter bonne route. » Des vieilles croyances païennes de marins qu’on ne réalise pas toujours mais auxquelles il tient. Brûler des grigris pour chasser les mauvais esprits. « J’dis pas qu’il faut vous sacrifier, ça serait emmerdant d’vous perdre. Vot’ robe et l’attirail… ça donne cette impression. »