tempête.

L

a tempête l’a appelée. de sa voix gorgée de reproches, entre vent et orage, cette voix de mauvais présage. la tempête l’a appelée et elle est sortie de chez elle pour se faire gronder. elle est sortie armée de son arc et de sa solitude pour se hisser en haut des falaises, de manière à mieux répliquer à la tempête. les nuages l’observent d’un regard noir, elle les regarde en retour, l’air tout aussi sombre, comme si ses propres yeux étaient leur ombre. elle les scrute avec un sourire narquois, défiant le ciel comme la terre, pour tout et n’importe quoi. elle converse avec eux, puise dans leur colère évidente pour nourrir la sienne, pour abreuver sa haine, endormie mais apparente, celle qu’elle garde mais qui se lit sur ses traits comme dans un livre ouvert, pourtant. en haut de la falaise volcanique, elle répond au vent.

alors, aujourd’hui, qu’est-ce que t’attends?

après le ciel, c’est la mer qu’elle scrute. triomphante sur ses terres comme si elle les possédait. comme si elle n’appartenait à personne mais que tout lui appartient. prétendre que tout se trouve dans le creux de sa main. les souvenirs s’abattent soudain sur elle, en vagues, toujours en vagues, contre ses falaises à elle qu’elle érige encore et toujours, qu’elle érigera jusqu’à la fin de ses jours. ils grignotent et s’immiscent dans son esprit sans crier gare (elle ne leur accorde aucun regard). elle laisse les vagues aller et venir, sait que la mer finira forcément par se calmer; que la tempête ne dure jamais une éternité. elle préfère s’attarder sur ces vagues sous ses yeux, venus participer à leur conversation, dérangeant son moment avec l’orage.

l’océan aussi est en rage.

elle observe, les sourcils froncés, le regard aussi noirs que les nuages. comme si la tempête s’était également emparée de ses yeux bleus comme elle s’est emparée de la mer. en s’approchant du vide, elle remarque une embarcation. les vagues de ses souvenirs continuent de se jeter en elle, tentant d’attirer son attention. des années qu’elle n’était plus montée sur un bateau (des années à considérer cet échec comme un fardeau). le ciel la gronde de nouveau, la rappelle à l’ordre; l’éloigne de son esprit en désordre. elle lève la tête, accueille le vent et s'adresse à la tempête. la pluie ne saurait tarder; comme si le ciel pouvait pleurer. d’un coup, son attention est déviée ailleurs, quelque part dans son dos. pas un mot. elle se retourne alors brusquement, dégaine son arc sans se poser de questions. personne ne s’approche d’elle sans sa permission. la flèche finit au sol, sûrement déviée par le vent. elle aurait peut-être dû réfléchir avant. elle n’a raté sa cible que de peu. « molech? » l’orage s’est maintenant appropriée son visage, ses traits, ses moindres expressions. sombres, sombres, sombres. témoin des cinq années qui se sont écoulées, cinq années où le volcan s’est éteint pour se réveiller un jour de tempête. son arc se lève de nouveau pour l’avoir dans sa ligne de mire. menaçante et menacée (blessante et blessée). « que me vaut l’honneur de cette visite surprise? te servir sur un plateau d’argent pour que je t’achève enfin? » elle le sait pourtant, qu’elle l’aurait fait il y a déjà bien longtemps…si elle le voulait pouvait. « va-t-en. » reste. « t’as rien à faire ici. » t'as rien à faire en vie.

ne répond que la pluie.

I

l aurait du écouter, ne pas s’aventurer, prendre la mesure des propos qui disaient la menace à venir sur les flots. Le vent bombarde dans les voiles, les fait gonfler comme des ballons durant un instant puis s’emmêle dans le tissu qui claque contre le bois des mats. La coque se lève et cogne dans les vagues, dans ces murs d’écume sans fin qui reviennent plus nombreux à chaque tentative de les éviter. Ils n’ont pas le choix. Il faut accoster sur la plage qui n’est plus si loin. Il l’a connaît celle-ci, il l’a parcouru. On doute de ses propos, de la véracité de son jugement. Molech gueule dans le déchainement de la météo, il jette les commandements à chacun, il ordonne le mouvement de tous les matelots. Ils dansent dans une frénésie qu’ils connaissent par coeur. « On va se fracasser sur les roches » hurlent quelques apeurés. Le capitaine ne relève pas, il sait où ils vont. Il puise dans ses forces, dans sa magie, il convoque les abysses qui acceptent de l’aider, ces animaux marins qui tutoient l’ondine salée. La coque se borde de deux cétacés qui tracent la voie vers la sécurité de l’île. Le sable ralentit net la traversée. Ils chahutent tous vers l’avant, certains manquent la chute par dessus-bord. Il est l’un des rares à ne pas avoir chaloupé. La mer est ferme sous ses pas. Un phare. La terre accueille le soulagement des autres.

La falaise est moins haute que dans ses souvenirs. Elle s’est effritée en même temps que les aiguilles ont poursuivi leur route. Bientôt, il ne restera rien. Les autres sont restés dans le cocon du navire, attendant la fin du malheur céleste. Il n’a pas voulu de son second, ni d’un matelot. Molech s’en remet aux mains de la solitude. Junfark est porteuse de plusieurs pans de sa mémoire. Les odeurs. La terre. Il jure que ses souvenirs s’étendent en travées, qu’ils s’ouvrent sur des détails qu’il croyait avoir oubliés.

Le vent fait battre les pans de son manteau contre ses jambes, on jure y entendre le son d’un coup de fouet. La pluie laboure sa chair, elle coule entre les ridules de son faciès. Molech est un fantôme qui revient sur les lieux de son passé. Il hante la terre comme un spectre sans domicile. Il ne voulait pas repartir sans venir ici, sur les hauteurs d’une terre qu’il ne maitrise pas, qu’il ne comprend pas, qui l'effraie et le fascine tout à la fois. L’homme avance dans le courant du vent, dans une solitude déjouée par une silhouette qui se démarque dans la grisaille enveloppant les bords de l’île. Ses paupières se plissent, sa vision ne distingue rien dans le flot enragé. Soudain, une flèche se fiche juste devant la pointe de sa botte. Un avertissement. Orbsun n’a pas oublié les politesses d’accueil des fiels. Ils ont la mort en embuscade dans les mots, dans les gestes, dans une poignée de mains. Sa main se pose sur une dague tout en sachant qu’il n’est pas de taille contre leur magie. Les syllabes de son prénom sont portées par le vent, elles viennent jusqu’à ses tympans. Le capitaine n’est pas certain d’avoir compris, il songe à une hallucination. Ray. Le souvenir empoigne ses émotions. « T’as manqué de toucher mon cœur. » Un sourire grignote la bobine du forban. « Vu ta prouesse précédente, je doute que tu t’sois améliorée en assassinat, surtout l’mien. » L’homme avance, continue sa progression. « Tu défends toujours ce caillou comme si c’était ta piaule... ta geôle » Sa main se pose sur la pointe de la flèche. Il sent toute la tension qu’elle met dans la corde, dans son corps. Elle pourrait tirer, meurtrir sa paume mais il semble s’en moquer. Molech lui fait confiance, a appris comment cheminent les pensées et le mal de Ray. Il accepte la douleur comme un gage d’amitié, un étrange lien qu’ils entretiennent depuis des années. Là, au premier coup du tonnerre, il questionne sa raison, la réalité de sa vision. Elle pourrait être une hallucination. Elle pourrait être morte depuis tout ce temps. Elle pourrait avoir disparu qu’il se sentirait le besoin de la recréer, mentalement – indéfiniment.

Q

uelques pas en arrière et c’est la chute libre. parfois, elle a aussi l’impression que la mer l’appelle. que ses vagues lui ouvrent leurs bras, l’attirent comme la tempête, avec la même voix. ray ne sait pas nager; n’a jamais su. braver les intempéries semble plus simple que de rivaliser avec la colère de l’océan. indomptable, insatiable, imprévisible. elle l’a longtemps admirée en haut de cette même falaise, assez pour connaître ses habitudes, ses expressions, ses émotions. assez pour comprendre qu’on ne s’attaque pas à la mer. elle y a noyé ses songes. elle sait que comme le ciel, comme la tempête, elle gardera ses plus profonds secrets.

parce que dans leur grondement se trouve le silence.
et dans leur courroux se trouve la paix.

même la pluie n’arrive pas à essuyer l’obscurité qui voile ses traits. elle n’a fait qu’un avec l’orage (elle ne fait qu’un avec sa rage). elle a presque l’impression d’avoir affaire à une hallucination. un autre tour de magie qu’elle ne maîtrise pas, une sorte de piège ou même un appât. mais elle reste de marbre. le corps taillé dans de la pierre; le cœur en colère. et c’est là que les souvenirs lui reviennent, les mêmes que ceux qu’elle a noyés, revenant des abysses comme si la mer les avait recrachés. ils la regardent droit dans les yeux (il la regarde droit dans les yeux). lorsque le fantôme de sa mémoire s’avance, elle recule. s’approche de la mer qui l’appelle, s’approche du bord de la falaise. elle aurait aimé qu’elle se taise. il avance, elle recule. les bras toujours tendus sur son arc, la flèche à présent contre sa paume. tout semble si réel. son insolence lui tire un sourire arrogant. elle souffle du nez, se moque de ses mots, et même de sa présence. elle n’y croit qu’à moitié. elle pense que même le ciel doit bien se moquer d’elle. « tais-toi. » il a tiré sa première flèche. invisible; plein cœur. le spectre ressasse le passé comme le font tous ses cauchemars. la pluie continue de tomber, la tempête continue de gronder. le ciel a faim. mais ray n’a jamais rien eu à offrir. rien, à personne. alors elle continue de tendre son arc, appuie sur sa peau telle une menace.

pars, pars, pars.
hors de ma vue.

reste, reste, reste.
je me suis perdue.

« que fais-tu ici? chez moi? » un deuxième coup de tonnerre. il résonne dans sa poitrine comme un chant funèbre. un champ de ténèbres. la pointe de la flèche a dessiné un sillon d’hémoglobine sur sa main. elle a bougé. elle a flanché. inutile, ray. bonne à rien. « je peux toujours te tuer si je le veux. c’est pas le temps qui manque. » mais c’est le temps qui reste. maintenant, c’est elle qui avance. la flèche griffe sa paume pour s'enfuir rapidement sur le côté, d’un coup sec, franc, frôlant sa tempe pour s’échouer dans le vent, un éclair englouti par le tonnerre. elle dégaine une autre flèche presque immédiatement. ne baisse pas son arc; ne baisse pas les yeux. elle lui en veut. les émotions se mélangent, l’emmènent dans une drôle de danse. la rancoeur se mêle au chagrin; le chagrin se mêle à la joie. la fiel reste sans voix. elle laisse la tempête parler à sa place.

sans un mot, elle baisse enfin son arme.
sur sa peau, la pluie ressemble à des larmes.

Q

ue fait-il ici. Dans les débris d’une autre vie. Dans l’interdit d’une terre. Sa présence n’est pas autorisée. Sa race porte le conflit et la haine sur le territoire des fiels. La tempête. J’savais que j’y trouverai un refuge jusqu’au lendemain. Une terre cocon pour les malheurs, un instant suspendu dans le tumulte. Une enclave dans le chaos. C’est la même plage. La voix emprunte un ton mélancolique, elle se charge du passé qui les a liés. De ces événements sombres qui ont tissé les sentiments inextricables dans lesquels ils se sont embourbés. Tu te souviens ? L'œil balafré semble la mettre au défi ; une relique de leur première rencontre. Les faits logés sur sa face pour qu’il ne puisse jamais rien oublier, pour qu’elle se remémore sans cesse. La couleur est plus claire, presque délavée dans l’œil qu’elle a abîmé avant de s’échapper ce jour-là. Molech ne lui en veut pas. La figure défigurée offre des légendes qu’il diversifie selon les interlocuteurs. La vérité n’est jamais autorisée. C’est leur secret. Leur souvenir. Leur lien suturé dans l’hémoglobine. Tu dois en être fière, n’est-ce pas Ray ? De savoir que c’est toi qui as fait ça. Que tout le monde voit tes exploits. 

Les mots traversent la tempête, viennent s’écrire dans le crâne de Ray. Ils n’existent pas sous forme sonore. Ils sont là. Une impression. Un songe. Je reviens pour toi. Sa télépathie prend le relai pour les sentiments qu’il ne sait pas exprimer. L’écho est pauvre, et peut-être qu’elle n’entendra pas tout. Il est affaibli le capitaine, blessé psychiquement d’avoir abusé de sa magie pour mener le navire. Son corps parle de sa souffrance. Les épaules plus basses qu’à l’ordinaire. Le poids de ses vêtements trempés qu’il subit. Tire Ray, enfonce ta haine, prolonge l’extension de ta colère. La pointe de la flèche perce la chair, l’épiderme pleure en rivière rouge. La douleur est une nécessité entre eux. La sienne, surtout. Qu’elle se manifeste. Qu'elle prenne son corps. Il lui donne ce droit à la supériorité, à être la figure en proue des maux. Tuer. Il n’a droit qu’à ce mot qu’elle veut bien formuler sur la balustrade de ses lèvres empoisonnées. Je sais, c’est ta promesse depuis des années. Un memento. Le chant aux paroles jamais renouvelées. Il faut que la menace abreuve leurs discussions, qu’elle soit présente, insidieuse. Magne-toi, d’autres le feront avant toi. Molech se demande s'il est mort, si sa manœuvre pour empêcher le navire de s’échouer ne s’est jouée que dans son esprit. L’enfer se pare probablement de cette esthétique pour lui ; les falaises et la pluie. Des visages connus et abandonnés. Un paradis perdu.

La flèche qui griffe sa main le raccroche à la réalité. Le sang gicle sur l’herbe qui se déchausse au vent. Il entend le sifflement dans ses tympans, la vitesse de la mort qui l’effleure. Seconde fois qu’il échoue à mourir. La main porte le stigmate de la fureur. Il plie les doigts, forme le poing et le rouge coule-coule-coule en liqueur amer. L’arc tombe en même temps qu’il s’avance, que ses bras se logent en circulaire sur la chair de la sorcière. Une armure contre le monde. Un manteau aux malheurs. Molech sait que l’étreinte ne durera pas, qu’une lame cachée ira certainement se loger dans le suc de ses intestins. C’est ta chance Ray, de me tuer, va-y, fais-le pendant que c’est agréable. Elle lui a manqué, la fille du feu, le petit dragon hurlant. Elle lui a manqué comme manque une sœur qu’on croyait disparue. Chaque retour est une blessure qui se ferme. Une plaie cautérisée par le sel de la colère. Molech voit le vide qui s’étend près d’eux, qui pourrait s’éprendre de leurs silhouettes. À quelques pas, ils pourraient chuter, s’envoyer dans les limbes écumeux de la mer hurlante. Ils survivront, encore.