Chut(e) dans la bibliothèque ft Molech

(Tenue d'Isabeau)

La bibliothèque impériale était, selon Isabeau Helemys, l'endroit idéal pour avoir la paix et se réfugier. C'était un de ses lieux refuges préférés du palais avec les jardins. La princesse aimait le silence respectueux des lieux, l'odeur du papier qui se mêlait à celle de l'encre et de la poussière. Elle aimait la vue des volumes alignés variants en taille, âge, reliure et épaisseur, un ensemble harmonieux et réconfortant dans la désunion. En ces temps troublés, Isabeau avait bien besoin de ça.

Il n'y avait pas beaucoup de monde dans les vastes rayonnages de la bibliothèque ce jour-là. Et encore moins dans le secteur où se trouvait Isabeau, elle profitait d'un moment de pause dans sa journée pour respirer un peu. Seule, si ce n'est accompagnée de Demoiselle qui gambadait gaiement sur les étagères. Elle avait laissé les gardes à la porte, qui n'avaient pas protesté. Certainement peu enthousiaste à l'idée de passer un long moment à supporter le marché de la princesse. Et puis qu'est ce qu'elle risquait ? Se faire attaquer par un livre ? Une crise d'éternuements carabinée ? Non vraiment ça valait pas la peine.

Et sans le regard potentiellement critique sur ses choix d'ouvrages, Isabeau s'en donnait à coeur joie. Les romances s'empilaient allégrement aux dépens d'ouvrages plus "sérieux". Il y avait de nouveaux ajouts en plus ! Cela réjouissait la princesse qui se laissait porter dans sa frénésie de collecte. Frénésie qui l'emmenait parfois jusque dans certaines hauteurs des étagères. Sur des échelles coulissantes qui n'étaient pas forcément de première jeunesse. Et si la princesse héritière avait dans son enfance pratiqué avec sa soeur le subtil art de la course de ces engins sans trop de soucis, elle n'était plus une fillette de moins de 30 kg. Et les échelles avaient pris quelques années elles aussi dans les dents.

Le premier craquement fut menaçant, et il ne lui laissa pas le temps de réagir ni d'identifier exactement d'où il venait avant de sentir le bois sous ses pieds céder. La suite elle la devait à ses réflexes, les livres qu'elle avait calés contre elle chutèrent au sol alors qu'Isabeau s'accrochait désespérément au rebord de l'étagère, le sol soudainement beaucoup trop éloigné à son goût. Et pour couronner le tout, l'échelle avait glissé hors d'attente, elle ne piuvait donc pas s'y raccrocher. Le dénouement ne s'annonçait clairement pas glorieux.

Les syllabes du conseiller résonnent dans ses tympans. L’avertissement est formulé pour les jours à venir. A la peur qui gronde dans les foyers et les psychés de tous les habitants. Molech ne représente pas l’ordre, pas sur terre – uniquement sur la mer. Son droit est étendu tant qu’il protège, que les Voiles Noires dispersent la peur.

–

Il fait toujours le même détour dans le palais. Quelques couloirs et portes qu’il ignore, dont il se fout éperdument pour venir enfin s’échouer dans l’antre des papiers noyés d’encre. Personne n’est là pour lui dire de dégager. Aucun garde ne se manifeste devant ce lieu qu’ils jugent inutile de protéger. Il a pris cette habitude depuis sa nomination comme capitaine à la solde de l’empire. Il dérobe un livre. À chaque fois. Une curiosité chapardée pour le plaisir d’une couverture, de mots nouveaux, d’histoires enlacées de romances et d’épées. Molech n’est pas difficile, il se nourrit de tout. Ses connaissances ne sont pas assez étendues pour qu’il puisse se permettre l’élitisme de certains. Ses billes auscultent les hautes bibliothèques qui ont l’allure de grands mâts imprégnés de savoir. Il se demande toujours qui a réussi à lire tout ça, à ingurgiter le savoir contenu dans chaque page, chaque ligne. Est-ce bien utile ? Le lieu est le terreau des aventures. Le point de départ des péripéties. Avec les années, il a compris que les pages peuvent devenir des refuges, des grottes pour oublier ce qui tracasse les pensées. Molech songe à Arlo et à leurs intrigues littéraires – à la poésie qui lui lisait, aux romans qu’il décortiquait, aux essais qui l’endormaient, à la géographie qu’il adorait.

Il est seul dans l’allée concernant la géographie. Les cartes sont ses œuvres préférées. Ces grandes étendues gribouillées de plein de noms. Des dessins savants. L’astronomie aussi sait lui plaire. Il songe à s’emparer d’un livre minuscule tout en bas de l’étagère. Son acte de bandit est compromis par un bruit. Un craquement sonore qui l’extrait de ses réflexions. Un second bruit plus fort l’oblige à se déplacer dans l’allée suivante pour comprendre ce qu’il se passe. Une échelle est étendue sur le sol, et en haut d’une étagère est suspendue une jeune femme, dans un équilibre précaire. Il agit dans la rapidité, avec un mouvement équilibré – pour une fois, tendant ses bras au bon moment pour réceptionner la mordue de livres et lui éviter de terminer sa course sur le lit des couvertures durcies. « Faut revoir vot' technique de plongeon dans les bouquins. » Qu’il dit, l’ironie idiote dessinée sur les lippes tandis qu’il retient toujours prisonnière la fille de la bibliothèque. « Vous vous seriez pas tirée d'un bouquin, par hasard ? » A y regarder, elle a tout d'une princesse évadée d'un chapitre. Il n’a pas l’habitude que des donzelles tombent du ciel, encore moins entre ses bras. D’autres auraient demandé à propos de sa santé, d’un membre foulé, de la peur probablement ressentie. Il n’a pas le bagage pour ce charabia princier. Il n’a même pas remarqué qui il a sauvé. Le capitaine écarte lentement les bras, permet à l'inconnue de rejoindre le sol de ses pas.

Isabeau s'accrochait désespérement à son petit bout de bois, mais elle se sentait glisser et basculer dans le vide sans pouvoir rien y faire. Demoiselle glapissait de panique, encore plus impuissante que sa compagne d'âme. Lorsque les derniers millimètres, si intensément et désespérément retenus, lui échappèrent la princesse se prépara au choc. Qui ne vient pas.

Pendant un moment elle n'osa pas ouvrir les yeux, de peur qu'en le faisant elle ne brise l'illusion et s'écrase au sol pour de bon. Elle se sentait flotter dans les airs, flotter mais pas sans aide… Presque craintivement elle ouvre les yeux, pour constater qu'elle n'a pas trompé la gravité dans un élan miraculeux mais plutôt qu'un envoyé providentiel s'est chargé de la rattraper. Et désormais elle est bien logée au creux de bras puissants qui la portent avec autant de facilité que si elle eût été une plume.

L'embaras peint les joues de la jeune femme, d'un rouge qui vient s'accorder à sa chevelure. La pique est cependant bien méritée, elle doit en convenir. Avec autant de consistance qu'elle parvient à rassembler, ce qui est surprenamment beaucoup au vu des circonstances, la princesse répond.

-Effectivement… J'ai encore quelques ajustements à faire, en particulier pour la réception.

Tirée d'un bouquin ? Sans doute d'un conte alors, c'est là qu'on trouve les princesses en général. Isabeau est encore rouge et quelque peu désorientée, elle répond.
.
-Je suppose qu'on peut dire ça, en effet… Pourriez-vous me reposer, s'il-vous-plaît ?

Le bon samaritain s'exécute avec lenteur et douceur, et c'est avec soulagement que la princesse retrouve le sol sous ses pieds. Elle pousse un soupir de soulagement tout en lissant dans un mouvement presque réflexe les plis de sa robe.

-Je vous remercie, pour tout. Sans vous je crains de n'avoir été dans une position encore plus fâcheuse.

Ici ce n'est que son orgueil qui en a pris un coup, elle s'en sort plutôt bien. Ses yeux pâles se posent sur son sauveur pour l'étudier en détail. Il n'a pas cet air de ceux qui semblent à leur place à la Cour. Il semble ne pouvoir être contenu que difficilement entre les murs et étagères de la bibliothèque. Ses mains ne sont pas celles d'un noble, ni même d'un bourgeois. Elles sont trop marquées par l'effort et le travail pour cela, ce sont des mains de quelqu'un qui connaît la vie dans ses travers les plus éprouvants. Isabeau se sent encore plus minuscule et embarassée devant ça. Et son regard perçant n'arrange rien.

-J'aimerais vous remercier convenablement pour votre intervention, puis-je avoir votre nom ?

Demoiselle termine à ce moment là sa course le long des étagères pour sauter dans les bras de son humaine dans un glapissement de soulagement et de joie. L'hermine se frotte contre son visage et s'enroule autour de son cou, léchant même affectueusement le bout du nez de la princesse.

«J'ai eu tellement peur, Bo ! Heureusement tu n'as rien»

-Tout va bien, Demoiselle, tout va bien.

La princesse souffle doucement à l'hermine tout en la caressant. Soudainement plus apaisée par sa présence.

Les livres les plus intéressants sont toujours logés dans les étagères les plus lointaines. Un défi à relever. Il se souvient avec Arlo, de l’avoir porté tout haut pour qu’il arrive à agripper quelques bouquins cachés dans les sphères élevées de la bibliothèque – des ouvrages dangereux, imprégnés de magie, qu’ils avaient lu dans le plus grand secret. De l’événement subsiste une cicatrice à l’arcade, un souvenir des heureuses bêtises.

La jeune femme s’enfuit de ses bras, retrouve le sol. Molech questionne encore le moment, l’événement passé, cette chance inespérée qu’il se soit trouvé au bon endroit. Il l’observe sans la bienséance de la Cour, sans aucune manière des gens qui habitent les couloirs dorés. Ses manières sont brutales, inadaptées aux lieux.

« Orbsun. » Son nom n’est rien sans l’attribut qui précède son identité, sans le titre militaire qu’il adore articuler quand on s’imagine qu’il n’est qu’un bandit vieillissant. Rien ne vient agrémenter les paroles. Aucune fanfaronnade n’est nécessaire, il en a déjà trop fait. Son prénom est gardé dans le secret. Il sait les rumeurs à son sujet, tout le mal qu’on lui lègue dans le sillage des flots. Une légende qu’il entretient avec soin, s’amusant à l’agrémenter de temps en temps de quelques vérités pour faire perdurer les histoires horrifiées. « A choisir, j’préfère autre chose qu’une médaille à mon nom. » Roublard y ajoute un sourire à ses propos. La question n’est pas retournée, il ne veut pas savoir qui elle est. L’idée du mystère lui plait.

Le capitaine fronce les sourcils en apercevant la bestiole qui cavale jusqu’au cou de la donzelle. Curieuse créature domestique qui se love en écharpe sur les épaules. Son attention s’accapare ailleurs, sur les livres entassés sur le sol. Il en prend un au hasard. « C’est de là que vous vous êtes enfuie ? Un roman avec mariage et amour. Tout le baratin habituel. Je comprends, ça doit être emmerdant comme destiné. » Son discours est lunaire. Il ne sait pas d’où vient la rouquine. Elle pourrait être l’une des invitées de la famille. Il ne connaît pas les membres de la cour, ces pantins attifés qui n’ont de loisir que se pavaner à longueur de journée. Des intrigues de cour, des flirts et des amours trahis. Le tout sous le regard de chacun, entre les rires et les sourires nimbés d’hypocrisie. Une vie qui est loin d’être la sienne, qu’il n’envie pas. Seule la débauche d’argent pourrait le satisfaire, mais le reste – les codes, le mariage obligatoire, les courbettes, les risettes cousues sur la bobine de tous les connards. Un enfer. Molech y préfère la mer, une salope indomptable et infidèle, mais qui ne s’ennuie pas de facéties.

« Vous avez besoin d’aide pour transporter tout ça ? » L’étalage d’ouvrages sur le parquet. Des dizaines de livres que les bras maigrelets de la fille de la bibliothèque ne pourront certainement pas transporter.

Le nom d'Osburn ne dit rien à Isabeau, il ne s'agit pas d'un courtisan fréquentant régulièrement la Cour Impériale. Mais celà la princesse s'en doutait déjà. L'homme n'avait pas le vernis qui allait habituellement avec les habitués des intrigues de l'endroit. Ce n'est pas à son détriment, il y a quelque chose de bien plus franc et rafraîchissant.

-Un plaisir de faire votre connaissance, Messire Osburn. Je veillerais à ce que ma reconnaissance s'exprime autrement que dans une médaille. Peut-être que quelque chose avec une utilité plus directe vous conviendrait mieux ?

Isabeau plaisantait à moitié. Messire Osburn l'avait après tout sauvée d'une situation assez fâcheuse, et embarrassante. Exprimer sa reconnaissance, et le faire tenir sa langue sur l'incident avec un cadeau n'était pas une mauvaise idée. Elle pouvait parfaitement se le permettre.

Les remarques suivantes de son sauveteur lui arrachèrent un petit rire.

-Et bien Monsieur, voilà un discours bien dur que vous tenez à l'égard de cette littérature. Il est vrai qu'elle se conclut souvent par un mariage et que l'on souhaite y voir le triomphe de l'amour. Mais il est assez réducteur de croire que l'on n'y trouve que celà, sans habillage, sans détour et méandre. Une telle oeuvre serait effectivement bien ennuyeuse. Et elles ont l'avantage de se finir sur la promesse d'un bonheur mutuel et de lendemains qui chantent, fuir une telle destinée pourrait paraître bien sot. Essayez autre chose pour savoir quelles pages j'ai quitté.

La princesse se prend au jeu, les yeux rieurs et un sourire taquin sur ses lèvres roses. Demoiselle fixe l'homme depuis son perchoir, bien confortablement installée sur les épaules de son humaine.
Une destinée de roman à l'eau de rose n'est pas parmi les pires que l'on peut envisager. S'il faut se résoudre à un destin tout tracé, au mariage et des jeux de cour, autant l'imaginer dans un cadre heureux. Autant s'accrocher à cet espoir que les plus doux sentiments peuvent naître dans les plus impitoyables des endroits.

-Oh, oui les livres ! J'ai failli les oublier !

Avec tout ça la princesse avait manqué de se rappeler la raison de sa visite, et l'étendue de sa sélection d'ouvrages au sol. De quoi coller une syncope à un.e bibliothècaire.

-Auriez-vous l'amabilité de me porter encore une fois assistance, Messire Osburn ? J'apprécierai énormément votre aide pour rassembler tous ces livres afin que je puisse les ranger sur un chariot.

Bénis soient ces engins à roulettes, sauveurs des avants bras et des lombaires des
bibliothécaires et lecteur.ices

Messire. L’intitulé lui décroche un sourire qui bondit de chaque côté de sa bobine de salopard. Le paon fanfaronne quelques instants, à s’imaginer prince ou courtisan de ces murs d’or et d’argent. Il n’y a pas de raison de le nommer ainsi, mais Molech ne dit rien, ne propose aucune autre appellation – le sobriquet lui convient, lui permet de s’imaginer des péripéties et une autre vie. Tout un costume de mythomanie dans lequel il se glisse sans l’once d’un remord. Qu’elle lui accorde le bénéfice d’un sang moins pourri le ravit durant l’échange. L’offre pour le remercier n’a pas disparue. Aux paroles prononcées par la rouquine, il ne peut s’empêcher de la détailler, de scalper la bobine et l’échine même si elle aurait l’âge d’être sa gamine – vieux loup n’a aucune décence, ni morale. « On pourrait trouver un arrangement. » Risette dégueule sur sa face balafrée, appuie le propos outrageusement salaud. « J’vous laisse faire mijoter votre imagination pour trouver comment m’remercier. »

Molech n’aurait pas dû ; essayer de dialoguer d’un sujet qu’il ne connait pas bien, croire qu’il peut continuer une discussion à propos de littérature alors que sa culture est au néant. C’est toujours plus fort que lui, ce besoin de gueuler plus fort, de ne pas se laisser piétiner. Un orgueil mal placé qu’il ne digère jamais. « C’est sympathique votre façon d’voir les choses du bon côté, ça vous évite de voir les mariages arrangés, les infidélités, les menteurs et leur fortune dilapidée dans les putains et les jeux d’argent. » Orbsun ne cherche pas la maitrise de ses mots, ne leur donne aucun relief pour les rendre plus lisses et tolérables pour la jeune personne qui lui fait face. Le regard se pose sur les mains de la donzelle, y cherche la présence d’une bague qui marquait les liens du mariage. Le jeu continue. Il ramasse un autre livre perdu sur le sol. « Vous avez l’allure d’une princesse. Un conte peut-être ? » Il ignore être tombé sur l’exactitude de son rang. Il n’a toujours pas demandé son nom.

« Vous n’en gardez aucun ? » Molech entreprend d’attraper les livres, de les déposer, comme demandé, sur le chariot à proximité. « Quelques-uns sont abimés. » La chute ne leur a pas fait de bien. « Vous devriez fuir avant qu’on vous trouve devant votre crime. » Il a la mine soudainement grave, mais ce n’est qu’un amusement. « Votre nom ? Que j’puisse le donner aux gardes quand ils m’interrogeront. »

Isabeau n'était pas habituée à des approches aussi… directes, quand il s'agissait de lui faire la cour. Aussi fallut-il quelques instants pour qu'elle comprenne toutes les implications, pas vraiment dissimulées, de son sauveur. Le rouge lui monta aussitôt aux oreilles, son visage s'accordant parfaitement avec sa chevelure. La princesse était partagée et franchement déstabilisée. Une partie d'elle avait envie de remettre les idées en place du Messire à coup de traité narratologique du folklore junfarkien pré-annexion à l'Empire dans les dents. Une autre de simplement éclater de rire devant l'audace tranquille de l'homme, qui vraiment n'avait pas froid aux yeux pour proposer ça à une princesse impériale. Encore une qui avait juste envie de crier et se cacher sous une table roulée en boule jusqu'à ce que tout disparaisse autour d'elle. En tous cas il était hors-de-question qu'elle réponde positivement à ces avances.

Elle était venue pour se changer les idées, et bien on pouvait dire que c'était une franche réussite.

Toujours écarlate, Isabeau tacha de ne pas se démonter. Elle pouvait gérer cette situation sans se ridiculiser ou faire un impaire.

-Je crois que vous vous égarez, Messire. Je vais faire comme si je n'avais rien entendu, et je ne saurais trop vous conseiller de ne pas réitérer une telle offre. Cela pourrait vous coûter très cher.

Comme sa tête ou sa virilité si jamais l'Empereur ou son Conseiller des Armées apprenaient ce qu'il venait de se passer. Isabeau ne donnerait pas bien cher de la peau du charmeur dans ce cas là. Elle finirait beaucoup trop abîmée pour en faire quoi que ce soit.

Après cela, la princesse se détendit un peu. Elle n'aimait pas se montrer froide.

-Il faudra je pense vous contenter d'une bourse dodue en récompense. Il est préférable pour tout le monde dans cette histoire que personne ne fasse preuve de trop d'imagination, comme vous dites.

Isabeau ne tenait pas plus que ça à s'appesantir sur le sujet. Elle ne voulait pas placer Messire Osburn dans une position délicate, pas si elle pouvait s'en passer.Il faut dire qu'elle appréciait son franc-parler et son côté direct, quand il ne s'agissait pas de lui proposer de montrer sa gratitude en écartant les cuisses.

-Je ne pense pas que cela m'empêche de les voir, bien au contraire ils sont souvent aux centres de telles intrigues. Mais contrairement à la réalité, dans la fiction ils ne sont que des évènements passagers, des péripéties à surmonter pour atteindre la fin heureuse promise. On ne lit pas ce genre de choses parce qu'on ne voit rien des malheurs, mais parce qu'on en sent en réalité bien trop le poids, je pense. Ce sont des romans qui offrent une échappatoire et un certain réconfort.

Elle savait de quoi elle parlait. Son amour des histoires ne lui venait pas de nulle part. D'abord les contes et légendes puis vers des formes différentes ensuite, mais elle avait toujours une immense faiblesse pour les contes et autres récits folkloriques. Elle aimait leur beauté et leur cruauté, leur aspect parfois bruts. D'une certaine manière son interlocuteur n'était pas si éloigné de cet univers. Peut-être n'était-ce pas Isabeau qui avait glissé des pages d'un livre, mais bien Molech.

Un petit sourire se dessina sur les lèvres d'Isabeau, le marin venait de toucher doublement juste. Et il ne semblait pas encore avoir compris qui se tenait en face de lui, ce qui pouvait très bien expliquer son audace. Ce n'était peut-être pas la chose la plus honnête à faire mais Isabeau appréciait la fraîcheur de cet échange, et puis ce n'est pas comme s'il lui avait demandé son identité… Elle allait donc rester silencieuse sur la question encore un moment.

-Oui, c'est déjà beaucoup plus proche de la réalité. Je suis sortie d'un conte avec un peu trop de hâte, je ne pensais pas tomber de si haut.

Elle s'amuse doucement. Combien de fois avant a-t-elle envisagé sa vie sous le prisme d'un conte ? Beaucoup trop pour être comptées. Il était une fois, dans un royaume fort fort lointain, un roi et une reine qui avaient deux filles…

-Oh non, bien au contraire, je les garde tous. C'est pour cela qu'un chariot sera bien plus pratique pour les déplacer.

Isabeau grimace en apprenant l'état de certains livres, c'était effectivement à prévoir. Eux n'avaient pas eu la chance d'être rattrapés au vol pour éviter la brutale rencontre avec le sol. Mais ce n'est pas dans la perspective d'une réprimande par les gardes, ou plus vraisemblablement les bibliothécaires impériaux, c'est dans son âme académique et d'amoureuse des livres.

-Pauvres choses… Je verrais ce qu'il est possible de faire pour les réparer auprès d'un bon relieur.

Elle prendrait sur ses deniers personnels, ce n'était que justice après tout. Un éclair malicieux passe dans les iris d'Isabeau, elle se prend de plus en plus au jeu.

-Vous leur direz que tout est de la faute de Lady Ann, Ann O'Nym.

Les auteur.ices lui pardonneront ce détournement du mythe d'Ulysse s'étant présenté comme "Personne" au Cyclope menaçant de le dévorer lui et tout son équipage. Une histoire d'ennuis de navigation à répétition bien connue des Laëris.

-Mais vous avez raison, mieux vaut ne pas nous attarder ici. Surtout que je vous dois toujours une récompense pour vos bons services. Une récompense pécuniaire.

Elle précise bien, juste au cas où.

Il est sûr de lui le bougre, n’a aucune retenue, bienséance et tout le fatras cérémoniel de la cour. Il ose. C’est salaud, mal formulé, avec un sourire sauvage mais Molech se moque bien du résultat. Elle a demandé, il propose. Tout n’est qu’un jeu pour lui. Voilà que les joues de l’infortunée se colorent d’une palette de rouges. Un nuancier de la gène qui amuse le corsaire. Il ne va pas s’arrêter maintenant, c’est trop amusant, tentant également. Molech prend le revers des paroles, il en tord les explications et nie la sentence qu’elle lui promet s’il continue sur sa lancée dégueulante de stupre. « L’argent n’est pas un problème. » Le loup rigole en silence. Il n’a aucune manière, aucune politesse, qu’un humour complètement tordu qu’on comprend ou qu’on préfère ignorer. Dommage que la rouquine se soit si vite renfrognée à l’idée qu’il a évoqué. La récompense est actée par de l’argent. Une triste célébration. « Causant d’imagination, remercier vot’ sauveur avec de l’argent, c’est un peu emmerdant. »

Il écoute ce qu’elle lui dit. C’est long, pas toujours compréhensible dans la totalité car il n’a pas la même instruction, les mêmes possibilités de dialogue mais Molech retient une chose. La fuite. Le même sujet qui revient encore et encore dans leurs syllabes. « Qu’est-ce que vous pouvez bien vouloir fuir ? » Personne ne poserait la question. A la cour, ils changeraient de sujet, ou continueraient de dialoguer sur le fil tendu des petites conversations insignifiantes. On ne parle pas de soi, on ne plonge pas en profondeur, on ne questionne pas l’autre. Molech est ignare de leurs codes, n’a jamais voulu apprendre, même quand Arlo s’énervait pour lui dicter les bases d’un monde doré.

Tous. Il observe les livres qu’il a commencé à ramasser, ceux qui sont encore sur le sol. Orbsun a l’habitude des travaux, d’utiliser la chair plutôt que l’esprit. Les livres ne lui font pas peur, jusqu’à ce qu’il en accumule plusieurs et voit le poids des pages. Comment des mots peuvent-ils peser autant.

Elle lui donne son identité mais quelque chose cloche. Il plisse les yeux, se sent doublé par la malice qu’elle met dans le sobriquet qui lui est confié. Molech garde l’info, y réfléchira plus tard, quand il aura besoin de s’expliquer avec les gardes qui lui demanderont ce que fait sa carcasse ici, entre les murs du palais plutôt qu’entre les cuisses des putes.

« Vous cachez votre or sous votre lit ? » Il ne perd pas de vue ce qu’il a proposé. Jamais. Roublard décroche un sourire qui n’a pas besoin d’explication, une expression qui souligne ses propos vauriens.

Molech entreprend de suivre l’étrangère. « Je vous suis. Évitez les dangers, j’ai eu mon quota de princesse pour la journée. »