(fb) the shadow driving the hearse. (molech)

Comme souvent lorsque le Red Fling accoste, il semble à Helna sentir encore la terre tanguer sous ses pieds. Trop accoutumée désormais au balancement des vagues ; aux fossés que creuse la houle lorsqu'elle se retire pour mieux s'écraser contre les flancs du navire. Des mois sont passés. Depuis l'attaque. Le long de ses côtes, l'estafilade trône encore. Une plaie mal soignée. Sans doute pas à temps. Sans doute pas comme il le faudrait. Qu'importe. Ce soir, elle a laissé Syn en sécurité. Loin des ombres, comme un appel au repos.

Elle a d'abord pensé que son esprit imbibé d'air marin la trompait. Quand ses pupilles d'ébène ont redessiné la silhouette de l'homme, assis à quelques tables de la sienne. L'ambiance de la taverne a battu son plein des heures durant - les hommes s'enivrent, profitent d'un court répit avant de reprendre les flots. Les conversations sont allées bon train. Les butins, les récents pillages, le nom des navires coulés. Les pièces s'échangent, comme les ragots. La sorcière est restée à l'écart. Comme à chaque fois. Assise tout au fond, le regard perçant comme un rapace darderait sur ses proies le courroux de son futur choix. Mais dès qu'elle l'a aperçu, ses yeux noirs ne l'ont plus lâché. C'est qu'un foutu hasard - mais Helna ne croit pas à ces conneries. Pour elle, tout est écrit quelque part. La colère brûle au fond des marais obscurs de ses prunelles. Un mélange poisseux de haine et de rancoeur ; comme si c'était de sa faute à lui, si la bête les avait attaqués. S'ils avaient été isolés. Livrés non pas seulement à eux-mêmes, mais l'un à l'autre. Son ego griffé d'humiliation. Elle avait dû l'aider. Il lui avait sauvé la vie. Elle ne pourrait jamais l'effacer. Pour toujours, même une fois la blessure parfaitement guérie, ce fait restera une plaie. Déjà infectée. La hargne à peine camouflée sous ses babines, elle darde sur lui une fureur insistante. Un défi muet, une provocation qui ne s'entend pas mais qui assourdit la pièce à l'exact moment où, enfin, leurs regards s'écharpent. La taverne a eu le temps de se vider. La nuit s'est avancée en maîtresse des lieux. Si certains marins sont allés cueillir un peu de plaisir au creux des bordels, que d'autres naviguent déjà maladroitement entre le bois des tables éparpillées, la prêtresse n'a pas oscillé d'un poil. Un frisson ardent dévale l'escalier de son échine alors qu'elle enfonce ses iris narquoises dans celles de l'homme des mers. Une créature faite de sel ; peut-être est-ce pour ça, qu'à sa simple présence, il lui semble que sa blessure se remet à brûler. Peut-être est-il autant son cicatrisant que son infection.

Discrète, Helna choisit la patience malgré l'incendie qui ronge ses nerfs. Cette fois, pas de pitié. Parce qu'ils ont dû s'aider, aveuglément, elle en a fait un ennemi. Un rival. Une cible à éliminer. Le ressentiment hante ses veines, dardant dans son corps une chaleur corporelle plus élevée au fil des secondes qui s'égrènent. Quand enfin, elle se lève et fend la pièce de sa silhouette volatile, le cliquètement de son sceptre fait bien plus de raffut que le son de ses pas. Un large chapeau camoufle son front et daigne ne laisser s'échapper de son ombre que la pointe de ses longs cheveux d'ébène. Son menton se relève farouchement, de quoi darder sur l'homme un regard solide. Supérieur. « Molech le Brave, » et dans l'intonation, la moquerie, « il faut croire que le destin est un farceur. » Ses lèvres s'étirent lentement. Elle aurait certainement dû l'ignorer. Rester sourde au magnétisme vorace qui l'a poussée à venir à sa rencontre. Mais les appels sombres, Helna n'a pas pour habitude de les ignorer. Maintenant qu'elle se tient près de lui, elle peut d'ailleurs les entendre avec plus de précision. Les sentir, cogner à l'envers de sa cage thoracique comme autant de chiens affamés cherchant une sortie à leur cage. Séduite, la sorcière musèle leurs gueules béantes, devinant dans chacune de ses respirations, le frottement mortifère de leurs crocs affamés. Sa main libre se dépose sur la table, collante des festivités du soir, juste devant Molech. Sa carcasse se penche vers lui, ses yeux assassins le traquant avec une insistance maladive. Sa proximité éveille en elle d'autres faims ; d'autres appels ; d'autres maladies. D'abord, Helna choisit de les ignorer. « Que dirais-tu d'une escapade nocturne loin de cette agitation ? » Il est aisé de deviner qu'elle invente et improvise : dans la taverne, le bruit des conversations s'est espacé de silence au fur et à mesure que les hommes l'ont quittée. Sans gêne, sa main s'arrache à la table. Une griffe se tend, se faufilant sous le menton du marin alors que son sourire carnassier s'élargit encore. Son organisme tressaille quand son ongle racle un peu de sa barbe. « Je crois que nous avons des choses à régler. A moins que tu ne sois pas si téméraire que ça, finalement ? »

Face à la bête, Helna avait vu. Elle avait senti.
L'appel des ombres. Elle avait dévisagé droit dans les yeux de l'homme une colère carnivore, sans bien savoir si celle-ci était destinée à lui-même ou au monde entier. Attirée par la force obscure qu'elle sentait prise au piège dans les entrailles du vivant, la sorcière ne pouvait se résoudre à le laisser partir et s'évaporer entre les mailles du filet. De son filet. Prêtresse arachnoïde, prête à l'enticher de son venin, lorsque ses cils battent plus lentement, charmeuse plus que de coutume, sans pouvoir anticiper qu'elle se fera autant reine que proie.

La capitaine est blessée depuis cinq jours. Une morsure qui infecte la jambe, et empoisonne son système. Elle ne lui a rien dit, pas un mot. Elle se tait pour la douleur. Elle se tait pour prétendre être encore apte à naviguer. Il gueule Molech, fort. Il aboie comme un chiot devant les billes salées de celle qui mène le navire. Il faut accoster, trouver quelqu’un pour la guérir. Là-bas, dans l’horizon des terres, il se souvient d’une île où les paumes sont thaumaturges, où les connaissances soignent les plaies. Des pythies maniant les herbacés, différentes des guérisseurs de l’Empire qui nient certains bienfaits. Dans l’attente, il soigne avec ses maigres connaissances, avec les quelques broutilles apprises au long des années – Le répit est trouvé, la capitaine confiée entre les mains des mèges. Les autres matelots célèbrent le temps libre, s’encanaillent dans les tavernes, font dégobiller la monnaie autant que leurs tripes mal-armées contre l’alcool tapissé de moisi. Molech les regarde depuis le coeur des lieux. Une chope encore plein devant ses yeux. Pas le coeur à se noyer le foie ce soir.

L’air change, il peut le jurer. Une inflexion dans le temps, dans le mouvement de la pièce. La magie qui empeste les recoins de la taverne, qui émane d’une présence logée dans l’alcôve de la nuit. C’est poisseux, délirant. Un poison qui s’incruste sous les ongles, sur la chair, derrière la nuque. Un brasier qui lèche ses plaies, s’y insère. Une colère rieuse. Une pestilence. Des mains géantes qui viennent caresser sa raison, enterrer ses réflexions. Il jure entendre la magie, la voir se mouvoir devant ses billes noyées par le manque de sommeil. Une araignée qui l’enveloppe délicatement. Les synapses s’emmêlent depuis des jours. Il hallucine un peu plus à chaque instant. Un paiement pour avoir abusé de ses dons. Molech ne sait plus discerner la réalité de ses cauchemars. Le vrai d’entre les idées noires. Il enferme son visage dans ses mains, ferme les paupières abimées pour chasser le malaise qui encombre sa vision. A l’ouverture, le monde n’a pas changé, il est le même. La sensation n’a pas disparue, elle est plus prégnante, insidieuse. Lovée contre son giron. Devant lui se taille la silhouette d’une femme en approche. Le faciès noyé sous un chapeau. L’ébène capillaire sur les épaules. Il voudrait ne pas la reconnaitre, il voudrait être ignorant de son identité. Molech sait ce qui se cache sous les oripeaux. Elle est de retour, revenue des abysses, cajolée par les astres noirs. Elle. Orbsun prétend replonger dans son songe, dans ses illusions calcinées. Un rictus fend sa gueule mal rasée au surnom qu’elle improvise pour l’interpeller. Le Brave, les mots sonnent faux, ne donnent même pas à voir un peu de vérité. La bravoure est un tas de cendres, une idée, un mot dont il n’a même pas la définition exacte. 

« Helna. » Le prénom s’articule comme un sifflement dans sa bouche. Un mot qui lui coute beaucoup, qui écorche le palais, brûle la langue. Un son dissonant qu’il regrette d’avoir prononcé. Une prière païenne qui matérialise l’obscurité. L’invitation n’est pas à la débauche. Elle est formulée pour le sang, la hargne, le gout de la violence. Une escapade qui se terminera avec une tête portée au bout d’une pique. La sienne, assurément. La taverne le protège de toutes les possibilités sanguines qu’il voit émerger dans les pupilles de la sorcière. Il n’a pas les armes contre sa magie, contre l’appel des démoniaques qu’elle peut formuler pour se protéger. « Une escapade autour d’un bucher ? L’odeur de la chair calcinée me fait saliver. » Le propos s’ourle de menaces, de mots qu’il voudrait plus acides. Le vocabulaire manque pour une joute verbale. Il y préfère les poings, la lame aiguisée, le choc de la brutalité. Le Vif n’est rien contre le brasier qui grogne face à lui. La proximité le débecquète. Des choses à régler. Une promesse faite dans le sang qu’il ne peut pas ignorer. Ils ont juré. De défaire les sutures. De rejouer la scène de leur mort. D’un geste brutal il saisit le poignet de la main qui s’est aventurée sur son visage. Le bout des doigts appuie sur l'épiderme qu’il sait avoir été recousu maladroitement. « Comment sont les autres ? ». Cette peau raccommodée dans le vif de la douleur. « J’aurais dû te laisser crever là-bas. Mais les démons comme toi reviennent toujours. Y’a pas de hasard, juste une malédiction » Les iris s’immergent dans ceux de la démone. 

Le temps cavale depuis leurs dernières paroles. Le tavernier gueule contre les derniers soûlards. Les putes sans clients. Les marins sans monnaie. Tout le monde dehors. Son ermitage tombe en lambeaux quand il ouvre la porte vers le monde extérieur - vers sa sentence. « Après-toi. » Se montre d’une politesse frelatée, ne souhaite pas qu’elle plonge une dague dans son cou. Un pas en avant, droit vers la tombe.

Il y a comme une écorchure quand son propre prénom lui revient en boomerang sacralisé. Comme si chacune de ses cinq lettres était une suture et que, mâchouillées par les molaires du pirate, la blessure qu'elles cachaient pouvait alors apparaître. Curieuse, l'araignée, même si la plaie est la sienne. Elle espère même qu'elle soit assez large pour que le marin puisse y glisser une main ou les deux. Et elle aime, la sorcière, entendre la hargne qui déforme les syllabes de son appellation. Une colère qu'elle sent briller dans le regard du mâle quand elle les rencontre à nouveau, une violence qu'elle sent frémir dans sa gorge. Un mélange qui l'attire irrémédiablement ; force noire aimantée au moindre mal qui pourrait émerger. Son rire désarticule la légèreté de la taverne. Instaure dans le climat de repos une graine terrible, incontrôlable ; un cheval fou lancé à plein galop.« Je vois que tu n'as pas perdu de ton imagination, matelot. » Qu'elle le cajole, presque douce (fausse), presque réconfortante (feinte), presque appréciable (comédie). « Nous avons donc les mêmes goûts. J'étais persuadée que nous avions notre lot de ressemblances. » Pour se moquer. Chercher la faille où se glisser. Si son élément est l'eau, Helna se fera murène pour le traquer jusqu'aux plus profondes abysses de son âme. L'assimiler à elle est une insulte - du moins, elle espère qu'il le prendra comme tel. Elle n'est là que pour le provoquer. Tenter de refaire surgir de ce géant d'argile et de sel le monstre qu'elle sait l'habiter, moyennant sans doute un loyer bien coûteux. De son enveloppe, quoique séduisante, rien ne l'intéresse ; la prêtresse cherche dans les profondeurs ce qui ne peut être aperçu, ce qui ne peut être deviné. Qu'importe, si elle doit créer ses propres cauchemars. Elle veut le hanter.

Son rire s'avorte pourtant au profit d'une grimace lorsque son poignet est saisit comme un vulgaire brin de paille. De force brute, Helna n'en possède aucune ; il serait presque évident, à la voir ainsi, de s'apercevoir qu'il pourrait la plier en deux comme une lame émoussée par les années. Qu'il essaie. Sa moue répugnée se charge d'un venin qu'elle mâche sous sa langue lorsque ses doigts sermonnent une cicatrice à la fois récente et ancienne. Une réminiscence du passé mais toujours présente sur le devant de sa chair. Et ce qu'elle peut détester, maudire la fragilité de leurs enveloppes ; de ces hôtes qui les accueille, friables, vulnérables. Préfère l'obscure de l'âme, la madone. L'insondable. L'invisible. L'insaisissable. Vivement, elle récupère sa main sans lui faire l'honneur de masser son poignet. La douleur n'est pas une plaie ; Helna en fera un autel sacré. La quémande presque, créature des ombres, à ne se sentir pleinement vivante que lorsqu'elle souffre. Et elle l'écoute, et elle s'abreuve ; de ses mots, des lettres tordues sous l'affliction de la haine. Se nourrit de ce ressentiment intangible qu'il lui faut encore dessiner pour mieux discerner. « Les autres ? Oh, Molech, je ne te savais pas si polisson. Tu veux déjà les voir ? » Sourire aguicheur, mauvais, transpirant d'un poison nocif. La plus longue estafilade est celle qui lui barre les côtes. Elle le sait. Il le sait aussi. Avec un soupir, elle minaude la lassitude. Ses pupilles, dilatées par le clair-obscur de la taverne et par l'excitation venimeuse qui tapisse le fond de ses veines, restent pourtant fidèlement plantées dans celle du mâle. « Tu me flattes, matelot. Si je suis une malédiction, sa langue claque sensuellement contre son palais - tout est calculé, lorsqu'elle se corrige méthodiquement, si je suis ta malédiction, je ne peux qu'en être fière. »

Alors, voilà que leur entrevue prend fin. Elle s'est redressée, pressée vers la sortie par le regard peu amène du tavernier - sûrement qu'il n'aime guère les Fiel et que ça doit se lire sur sa trogne, à la sorcière. Elle devine le géant dans son dos, s'en réconforte, comme si c'était de son fait. Comme si tout l'était. « Merci, Molech. » Serviable, oui, mais au service de sa noirceur. Et Helna en est certaine : elle la sent palpiter dans ses battements cardiaques qu'elle ne peut qu'imaginer. Finalement, cette trêve à terre n'est pas si inutile que ça. La mine réjouie, l'oeil brûle et manigance en silence. Dehors, les derniers saoulards pataugent dans leur pisse, et la nuit referme ses griffes sur les ruelles mal famées. Patience arachnéenne quand Azarinn se retourne, tolère la silhouette de l'homme sous ses iris sombres et qu'à nouveau, son visage se fend d'un sourire empoisonné. « Tu aurais dû me laisser crever là-bas, » On ne sait si elle répète ses mots pour y revenir ou si elle l'affirme. En le devançant d'un pas, sa silhouette, bien plus frêle que celle de Molech, fait volte-face, de quoi revenir vers lui. D'un pas en avant, elle dérange la distance de sécurité. Ses yeux, insistants et dépravés, plantent quelques aiguilles maniaques dans les siennes. Elle ressemble à ces chiots enragés qui ne savent pas comment dépenser leur énergie et qui, fatalement, s'en prendront aux pieds d'un meuble pour passer les démangeaisons qui agitent leurs canines. Les siennes, justement, apparaissent dans l'obscurité quand elle sourit à nouveau. « Aurais-tu eu le cran, Molech ? » Elle a prononcé son prénom lentement. Comme une incantation. Cette foutue malédiction dont il parle. Prête à lui faire croire n'importe quoi - le vrai, le faux, l'impensable, le totalement probable. Encore un pas pour rogner l'écart entre leurs corps. La sorcière lève le menton pour abréger légèrement la différence de taille qui les sied. « Vois-tu, je ne crois pas que tu aurais pu le faire. M'achever, alors que j'étais déjà blessée... Non, je devine que cela ne te ressemble pas. Est-ce que je me trompe ? Raconte-moi quelque chose sur toi que je ne connais pas déjà. » La langue fourchue, tant charmeuse qu'envenimée.

Pourtant, sur lui, Helna ne sait rien.
Rien que ces jours et ces nuits passés auprès d'elle, souffrants d'un mal mortifère qui bouffaient leurs entrailles et auraient eu leurs peaux s'ils n'avaient pas été deux.
Sur lui, Helna ne veut rien apprendre.
Elle veut tout s'approprier. Qu'importe le prix à payer.

Matelot. Il gronde à l’appellation qu’elle lui donne. Un intitulé déclassé pour le titre qu’il occupe sur le navire. Une invitation à la colère qui titille son orgueil. « On a rien en commun, sorcière. » Les babines se relèvent, montrent les gencives, les dents – un avertissement. Sorcière se détache de ses mots avec mépris et dégout. Le mot sale dans la bouche. Il ne veut avoir aucun lien avec, aucune pensée, aucun atome. Rien. Seules les différences sont tolérées avec la démone. Molech ne peut accepter la moindre copie. Le partage d’un goût. D'une utopie. Il est différent. Il est autre. Pas comme elle. L'idée le révulse, le tétanise, l’enveloppe dans les tréfonds opaques de ses cauchemars.

Il voudrait enfoncer ses doigts dans la chair, défaire les coutures, y racler la blessure qu’il sent sous la peau neuve. Molech voudrait gratter, et appuyer encore. Sentir les rainures de la plaie, les nerfs sous le derme, le gout du sang vicié qu’il s’imagine noir, épais et charbonneux. Une liqueur gorgée de poison. Il songe que son apparence est un artifice, un leurre. Qu’en dessous se cachent les oripeaux de son humanité. Une figure grossière et décharnée. Une âme damnée, racornie par les causeries païennes. Le poignet disparait de sa poigne, et il espère lui avoir laissé une empreinte. Les autres cicatrices sont cachées. Les plaies qui ont manqué de leur coûter la vie. Des brisures et des écorchures. Des atrocités de l’épiderme recousues avec difficulté. Des stigmates ignobles que rien ne pourra effacer. Il a déjà demandé, couru les îles. Aucune encre ne peut recouvrir les lignes de leur désastre, pas maintenant, lui ont dit les marchands de dessin mais plus tard, quand elles auront guéri – il doute de pouvoir s’en défaire, un jour. À l’évocation d’une vision, un grondement sort de sa gorge, un feulement de mécontentement. Un son d’avertissement pour les propos qu’elle s’amuse à gigoter devant lui. « Non. J'ai assez vu les saloperies sous tes nippes. » Les paroles sont du vent. Il est idiot de dénigrer les plaies quand sa propre échine est lézardée par tous les flans. Il les aime les corps blessés, rafistolés. Toutes les histoires heureuses et honteuses qui se cachent sous les chairs. Elle, c’est autre chose. Une ingénieuse duperie - le diable rieur et ses plus beaux atours. Une magie salope qui entourloupe et tente de le faire chavirer. Mâle s'éprend de l'illusion, manque la chute vers la proposition. Il cligne des paupières, chasse les échos obscènes, et revient à lui.
 
Orbsun hait sa facilité à manier les syllabes. À renverser les mots qu’il lui sert. Elle les prend et lisse les recoins pour en forger des couteaux qu’il se prend dans le dos. Maudite créature qu’il croyait ne plus revoir. Son prénom tambourine sur les lèvres de la sorcière. Une incantation. Un mantra. Une malédiction qu’elle forme à chaque prononciation. Il s’en veut de lui avoir dit. Il voudrait avoir inventé une identité, ne pas lui avoir laissé ce droit sur lui. Connaître le nom, c'est museler l’autre. C’est se l’approprier. C’est obtenir un pouvoir inégalé. Il l’entend ce prénom qu’elle formule avec patience, qu’elle fait surgir avec violence, qu’elle amadoue avec séduction. Il tremble d’un mélange de peur et de curiosité. Une appréhension qu’il n’a pas ressenti depuis des années. Son prénom aux racines des démons. Il a oublié Molech. Il ne sait pas. La vérité qui a forgé son intitulé ; Molech. Des racines égarées avec les descendances, des brouillons de fiel. Le marin ne répond pas au venin, à l’hypothèse qu’elle soit devenue sa malédiction, le cauchemar le hantant au-delà des nuits. Croquemitaine.

Dehors, éloignés de la taverne, loin de la coupole protection d’un lieu plein de quidams, son ombre emprisonne la sienne. Elle danse au gré des lampions chétifs qui chaloupent leur dernier feu. La nuit s’écroule lentement derrière eux, elle laisse l’exuvie des vices, les débris de folie. Malgré ça, le défi ne s’éteint pas. La promesse mortuaire se tiendra même après l’aurore. Incapable, dit-elle, là, ses orbes figés dans les siennes, le défi sur le balcon des cils, entre les lèvres. « C’sont que les bêtes malades qu’on achève. Ç’aurait été trop de clémence pour toi. » Le forban n’aurait pas pu se permettre de l’abattre, d’y loger ses mains autour de son cou, de la faire suffoquer. Il avait besoin d’elle pour survivre, pour se soigner. Ils ont eu besoin de l’autre. « Les sorcières, on les brûle. On vous rend au brasier qui vous a dégueulé » Les mots ne sont pas les siens. Ils sonnent comme une comptine apprise durant l’enfance. Ces paroles qu’on se répète sur des générations. Cette peur qui se transmet oralement, qu’on garde, qu’on entretient. Les fiels sont des engeances à ne pas côtoyer. Des créatures enveloppées par la nuit, bercées par le chant des mauvais crépuscules.

Son dos heurte le mur à mesure qu’il se recule, qu’il tente de nier la proximité qu’elle impose. Le dégout sculpté dans l’abysse séduction. Une fuite dérobée. Une histoire qu’il doit raconter pour espérer se sauver. Maintenir l’intérêt de l’infâme, coller des syllabes, et s’évader. « T’es toujours aussi curieuse avec ceux qu’tu vas sacrifier ? » La gouaille ironique reprend ses aises. « J’vends les infos, j’suis pas la charité. » L’idée chaloupe dans ses pensées – marchander les souvenirs. « J’peux savoir pourquoi tu traines ta dégaine ici ? Tu viens prêcher tes saloperies ? »