bad blood. (ray)

Le dernier rayon du soleil est déjà un lointain souvenir. Dans les ruelles de Tergaron, les lanternes brûlent déjà, suspendues à l'entrée des bordels où les premières filles alpaguent les passants. Malgré qu'elle soit chez elle, le crâne d'Helna est recouvert d'une capuche. La traîne de sa cape froisse les pavés derrière ses talons ; elle ressemble à une mariée fantôme. Une silhouette guillerette se fraye un chemin jusqu'à elle, tente sans doute de l'inviter à entrer dans le lupanar dans son dos et la sorcière prend quelques instants pour ralentir sa marche. Planter son regard d'ombres dans celui de l'ingénue, tandis que ses griffes éraflent la courbe de sa mâchoire. « Pas ce soir, ma belle. » Avec un clin d'oeil, Helna la congédie et poursuit son chemin. Tergaron. Tombeau des vices et des plaisirs. Secrets honteux plus nombreux que les rats qui sillonnent les égouts, la gardienne est sans doute bien plus à l'aise ici qu'elle ne le serait dans n'importe quel palais. C'est à l'embouchure d'un croisement, ici même, qu'elle a donné rendez-vous à Ray. A chaque fois, les souvenirs affluent ; loin de les condamner, Helna les tolère, les noircit, condamnant ses propres réminiscences à s'infecter dans la sépulture qu'est sa mémoire. Elle se voit, gamine, effrayant les oies, dérobant un pot de lait, échappant aux serres des voisins les plus féroces. Mais elle n'était jamais seule. Une autre ombre, semblable à la sienne, l'accompagnait à chaque fois.

La seule différence, l'éclat de leurs crinières respectives.
Si celle de Ray était d'un éclat solaire, la sienne se parait déjà de la teinte des ombres.

Esmeray et Majhelna.
Il ne reste de ces enfants que l'ombre de nous-mêmes, Ray.

Derrière sa cape, Helna ne se camoufle pas. Ici, tous la connaissent - du moins la plupart. Si certains cherchent à faire bonne figure, d'autres fuient naturellement le regard de la madone. L'idée de leur inspirer une certaine crainte primitive l'attire sûrement bien plus que tout le reste. Enfin, voilà qu'elle parvient au point de rendez-vous. La lame est déjà là, étrangement docile, étrangement efficace. Etrangement effacée. Helna se poste à ses côtés, dardant sur elle ses orbes noires. Dans son regard brille un mélange de fierté et de voracité - un soupçon d'incompréhension, aussi. Que fais-tu encore à ma solde, Ray, puisque tu me détestes tant ? « Esme. » Dans sa bouche, c'est comme une insulte. Une épine venimeuse qu'elle plante directement dans le présent - un surnom qui n'appartient pourtant au passé. Une époque révolue, destituée dès qu'Helna avait tenté de la faire disparaître. Nulle mort n'est trop généreuse pour Fimjir ; non, pas même celle de sa meilleure amie. Une ombre qui l'avait suivie partout, sur terre comme en enfer. Un double fait du même bois mais auquel Helna avait un beau jour mis feu pour sa propre survie. Et si elle savait en face la rancoeur tenace, elle gardait de ce jour un souvenir presque tendre. Dévoué. « Je te remercie d'être venue. » Cachant pourtant bien dans sa formule qu'elle n'avait sans doute pas eu le choix. Son menton se détache enfin de la trogne de la blonde pour se tourner vers la vie nocturne et agitée qui anime Tergaron. « La saison de l'Astre est toujours celle qui lui vaut ses plus belles couleurs. Marchons. » Ce n'est là non plus pas une proposition ; elle a de l'ordre dans la voix et de la manipulation dans chacun de ses battements de cils. Séductrice assassine, charmerait même la pire créature pour l'avoir dans son camp. Progéniture du mal.

Peut-être sont-elles différentes, finalement.

Son pas est souple, accompagné par le cliquetis de son sceptre sur les pavés. Sa voix se hausse pour couvrir les tentatives des prostituées d'attirer leurs clients ; un peu plus loin, son pas oscille pour éviter le numéro d'un cracheur de feu. L'éclat enflammé habille alors son visage d'un peu de joie. D'un peu de vie. La mort enracinée aux abords du coeur, à croire que chaque battement n'est qu'une lente agonie depuis qu'elle a poussé son premier cri. « Tu es terriblement efficace, en ce moment. Je ne me souviens pas de quand date ta dernière mission échouée, et je me demande, » et sa trogne se penche, bascule, ses cils esquissent une trêve trompeuse lorsque les babines de la sorcière s'essaient à un sourire taciturne, « si tu cherches à m'impressionner. » Une question qui n'en a pas l'intonation malgré les curiosités intempestives qui vagabondent dans son crâne. Il n'y a aucune raison à ça. « A quand remonte notre dernière soirée ensemble, Ray ? » Le surnom s'est déjà évaporé. Persiste un brin de tendresse ; une anguille sous roche qui prend plutôt des allures de murène venimeuse. Sur le bout de la langue, pas même l'amertume de la trahison. On ne sait pas vraiment si c'est une idée ou une invitation. Un ordre ou une condamnation.

la nuit se drape sur elle comme une seconde peau. une seconde identité. elle a toujours préféré l’obscurité. là où rien ne se voit mais tout s’entend. là où tout semble enfin vivant. elle a toujours avancé dans ce labyrinthe qu’elle a fini par connaître par cœur, chaque recoin des ténèbres qu’elle considère comme des âmes sœurs. le confort des bras de fimjir ; l’impression qu’il lui a pardonné le pire. d'exister. et peut-être que ce ne sont que des illusions, peut-être qu’elle ne restera toujours qu’une malédiction. qu’elle avance à l’aveugle, sans réellement savoir où aller, à tâtons, les mains contre ces enceintes obscures sur le point de s’écrouler. un labyrinthe mouvant. alors elle reste immobile. appuyée contre le mur, couverte d’une ombre pour cacher la sienne. le tissu dissimule l'entièreté de son corps tandis que la nuit lui donne une apparence sereine. comme si elles étaient les mêmes. la sorcière est arrivée à l’avance. elle arrive toujours à l’avance (toujours avoir un pas d’avance). elle joue avec une petite dague, le reflet de la lame danse avec l’obscurité pendant qu’elle essaie d’envoyer valser ses pensées. pendant qu’elle essaie d’envoyer valser son passé. le visage à découvert car elle n’a rien à cacher et que la nuit reste son fidèle allié. elle scrute les alentours, les passants, leurs allées et venues, guette le visage qu’elle aurait aimé être inconnu.

alors qu’elle sentirait sa présence sans même la voir.

les ruelles s’animent de vices; les lumières sont aussi trompeuses que les apparences. dans le noir, on peut être tout et n’importe quoi. tout et n’importe qui. esme. n’importe qui. sa voix sonne faux (après tout, sûrement que tout l’a toujours été). elle lève la tête, le regard se tourne vers la mélodie maudite. « maj. » parce que s’il faut jouer au même jeu, autant suivre les règles. pour pouvoir mieux les briser. la tueuse se met sur ses gardes. elle serre les dents, serre la paume autour de son arme. serre, serre, serre son corps entier déjà menacé. cadenasse ainsi tout ce qu’il lui reste (se débarrasse ainsi de tout ce qu’elle déteste). ses souvenirs; et ses sentiments émotions. dans les ténèbres ne brillent que ses yeux gorgés de haine. le feu y crépite, anarchique comme il l’a toujours été. reflète tout ce qu’elle a toujours voulu être. libre. le temps lui a appris à enterrer ses envies, ne garder que ses devoirs.

alors les sentiments peuvent bien aller se faire voir.

la lame qui pend du bout de ses doigts ressemble à celle une fois suspendue à son cou. parfois, elle voit ce sang qui n’a jamais coulé, voit ce cœur qui saigne, pourtant, lorsque la nuit tombe. « comme si j’en avais le choix. » qu’elle ricane, siffle entre ses dents toujours verrouillées. elle ressemble à un serpent qui ne demande qu’à bouffer. ses mots lui semblent dénués de sens (parce qu’elle refuse de lui leur en donner). alors elle marche, parce qu’elle n’a pas le choix. elle n’en a jamais eu.

tout n’est que devoir.

le feu fait jaillir d'étranges couleurs sur ses traits. ray les observe furtivement, l’éclat de ces souvenirs semblent s'inviter pour créer un tableau vivant. deux gamines cachées derrière les murs du coven, échangeant des rires insouciants, comme si rien d’autre n’existait. comme si les cicatrices n’étaient qu’éphémères et que le vent finirait bien par les balayer une fois levé. les teintes sont vives, les nuances presque criardes. la réalité est blafarde. ray ne sourit pas (ray ne sourit plus). elle s’aligne à sa démarche d’un pas lourd, joue encore avec sa lame pour détourner son attention ailleurs. tout pour ne pas succomber au passé. ne pas raviver des flammes qui ne sont plus. esme et maj sont mortes. alors les cendres peuvent bien rester derrière la porte. elle a arrêté de marcher. presque vexée par ses propos; outrée par sa supposition. elle souffle du nez, sourit enfin. un sourire en coin; un sourire qui ne vaut rien. « je ne rends de compte à personne si ce n’est à fimjir. » personne. même pas elle-même (encore moins elle-même). les flammes continuent d’animer ses pupilles, frôlent même l’incendie. « tu le sais. » on ne sait même pas à quoi elle répond; si c’est à son sens du devoir ou à sa question. elle reprend la marche, lente, en faisant toujours peser tout le fardeau de sa rancœur dans chacun de ses pas. c’est lourd. et le cœur se prétend toujours aussi sourd. « que veux-tu? » le visage tourné vers elle qu’à moitié. mi-obscur, mi-éclairé. « je n’ai pas ton temps. » je n'ai plus rien de toi.

pourtant, j’entendais encore ta voix.
j’entendais encore nos rires.
je me souviens, personne n'a jamais pu faire la différence.

aujourd’hui, tout n’est que silence.