Service à Demander et à Rendre ft. Nelis

Adall ne s'attendait pas à être… non pas convoquée, ce n'était pas le bon terme, conviée ? Invitée ? Demandée ? Aucun terme ne lui semblait vraiment convenir. Demander était certainement ce qui collait le mieux, et encore… Bref, elle ne s'attendait pas à devoir se rendre auprès du conseiller Aurdoza, et à priori pas pour se faire tirer les oreilles ou secouer les puces.

Ce qui était assez surprenant, chercher à garder un semblant d'autorité sur elle semblait être la dernière tendance dans la profession. La jeune Sentinelle faisait des siennes, c'était un fait, et les tentatives pour au moins la rappeler à l'ordre symboliquement s'enchaînaient comme des perles sur un rosaire. Adall n'avait jamais cherché à les compter, ces moments étaient tout un plus une perte de temps pour elle.

Elle se dirigeait donc d'un pas léger vers le bureau du conseiller Aurdoza, le soleil de début de matinée venant se perdre dans ses boucles qu'elle avait teintes de roses et d'orange, véritable coucher de soleil étalé sur ses cheveux. De petits diamants qu'elle avait Dessiné à même sa peau venaient faire ressortir les tâches de son éclaboussant son visage. Ce n'était pas la seule chose éphémère que la jeune femme avait fait jaillir du Néant s'en parer. Aux tissus matériels de sa tenue se mêlait des étoles irisées et impossible fines et légères. Sur la simplicité d'un haut en lin blanc il y avait une chemise toute en transparence sur laquelle des poissons incroyablement détaillés aux couleurs chatoyantes semblaient nager dans les plis du tissus.

Même après deux ans à connaître les extravagances et folies d'Adall, on ne pouvait se retenir de se retourner au passage de la jeune femme. C'était parfait.

Elle frappa à la porte du Conseiller Aurdoza, attendant qu'il l'autorise à entrer avant de se glisser dans la pièce.

-Ce n'est pas courant que tu me fasses venir comme ça.

Elle aurait dû le vouvoyer. Elle ne l'avait jamais fait, pas une seule fois depuis le premier jour. Elle n'avait aucune intention de commencer maintenant.

Pendant longtemps on avait rarement, si jamais, demandé son avis à Adall. Maintenant il semblait qu'on se décidait enfin à l'écouter, et c'était loin de lui déplaire. La jeune femme pris avec une certaine délicatesse le papier que lui tendait le Conseiller. Ses yeux parcoururent les traits jaillis du Néants, coups de pinceaux de l'esprit qui venaient embrasser la réalité et commençaient déjà à s'effacer.

Trois enfants sur un ponton de pêche, les contours du paysage flous et brumeux, les éléments d'une netteté tranchante étaient les trois figures représentées sur le ponton inondé de soleil. Le reste on le devinait tant il imbibait chaque partie de l'image, l'Océan infini, la brise marine et le parfum du sel sur la langue. Celui qui avait réalisé ce portrait était doué. Mais Adall voyait chaque imperfection, les moments de faiblesses, la fragilité certaine de l'oeuvre.

Elle releva les yeux vers Nelis, toujours pas certaine de ce qu'il voulait savoir sur l'objet.

-Si c'est à propos de la qualité du Dessin, elle est bonne. Mais n'importe quelle Sentinelle pourrait faire bien mieux.

C'était peut-être pour ça qu'il l'avait fait venir, même si elle n'y croyait pas vraiment. Et elle n'avait pas tort. Ainsi c'était une histoire de famille.

Dans le fond Adall savait assez peu de choses de son mécène. Elle lui devait beaucoup, il était ce qu'elle avait de plus proche d'une unité familiale avec Iris. Mais il y avait toujours eu une espèce de distance entre eux. Elle n'avait pas cherché à la combler, avec Iris les choses étaient venues assez naturellement. La jeune femme avait pris des allures de grande-soeur, elle partageait avec Adall sa situation de pupille du Conseiller Aurdoza.

Nelis était une personne dont elle était prudente à approcher, à trop laisser près d'elle. Adall savait d'expérience que c'était comme ça qu'on faisait le plus mal, en étant proche. Elle avait peur, peur de ce qui pouvait arriver s'ils laissaient tomber cette barrière, réduisait cette distance. Elle n'avait pas l'expérience pour manoeuvrer dans ces eaux et une partie d'elle craignait la noyade. Mais une autre ne souhaitait que trouver une bouée.

Ainsi, il avait une famille. C'était le cas de beaucoup de monde, mais ça n'empêchait pas Adall de ressentir un pincement d'envie et de ressentiment à chaque fois qu'elle était confrontée à ce fait. Elle n'avait jamais eu personne, pas vraiment. Elle avait aussi apris à ignorer la douleur sourde et l'acidité qui l'accompagnait. Il lui serait impossible de vivre autrement.

Elle retendit le portrait à Nelis, un peu soulagée de ne pas avoir à le regarder plus maintenant qu'elle savait ce qu'il représentait. Le poids qu'elle sentait dans la voix de son bienfaiteur, l'éclat non dissimulé d'inquiétude et de douleur ne firent qu'accentuer le pincement. Elle le fit partir d'un battement de cils. Le monstre aux yeux verts n'avait pas sa place ici, elle devait beaucoup à Nelis Aurdoza. Peut-être plus qu'elle ne pourrait jamais lui rendre. Il n'était pas question qu'elle le déçoive.

-Je vois. Depuis combien de temps est-elle portée disparue ? Où a-t-elle été vue la dernière fois ?

Des questions simples mais essentielles dans la situation. Adall faisait jouer entre ses doigts une des perles de ses bijoux, une de ses Créations en écoutant attentivement les réponses du Conseiller.

-Comme c'est une Dessinatrice, je peux essayer de retrouver sa Trace dans les Spires. Mais si elle ne veut pas être retrouvée je ne peux pas faire de miracles, enfin pas dans ce cas-ci. Mais là-encore sans une enquête sur les circonstances concrètes de sa disparition ça n'aidera pas forcément.

Adall leva ostensiblement les yeux au ciel, comme si on pouvait lui faire faire quelque chose dont elle n'avait pas envie.

-Je t'aide parce que ça me chante bien, Nelis. Ne va pas croire que je me sens obligée de quoique ce soit. Si vraiment l'idée que j'utilise mon pouvoir pour des "fins personnelles" te dérange alors dis-toi que je fais ça dans le cadre de mes fonctions pour retrouver une Dessinatrice disparue. Tu ne trouveras pas meilleur que moi, profite.

Si elle ne pouvait pas utiliser son Don pour rendre service alors à quoi lui servait-il ? Bon, à se faire des tenues à tomber, mais autrement à pas grand chose.

De toutes façons ce que lui disait Nelis de la disparition de sa soeur était assez inquiétant pour qu'une enquête soit nécessaire.

-Donc, Lilya a été vue pour la dernière fois ici. Cela ne devrait pas poser trop de soucis pour remonter sa piste.

Et sans plus attendre, Adall laissa sa conscience sauter vers les Spires tandis que son pouvoir envahissait ses veines.

Elle n'était jamais plus à l'aise que dans cet état. Dans ce monde où tout, absolument tout était possible. Elle sentait les créations se former, s'éteindre avant de pouvoir traverser la Frontière entre les mondes ou bien glisser de l'autre côté. L'Art des Dessinateur.ices en action qui pulsait dans l'air. Certains traits lui était familier, elle pouvait reconnaître les traces d'autres Sentinelles ou bien de camarades de l'Académie. Cela ne l'intéressait pas aujourd'hui, elle glissa sans leur accorder d'importance. Elle cherchait quelque chose de bien précis, il lui fallait trouver l'écho… le fil d'Ariane. Elle laissa son instinct aux commandes et il ne la déçu pas.

Adall sut immédiatement qu'elle avait trouvé ce qu'elle cherchait, d'une certaine manière la Trace lui rappelait Nelis. Bien, elle la remonta soigneusement cherchant sa Source qui s'effaçait d'heure en heure. La dernière marque d'un passage, l'endroit où la présence était la plus fraîche. La jeune femme ne perdit pas de temps et c'est avec un malaise pesant dans son ventre qu'elle observa ce qu'il en restait.

La Sentinelle savait reconnaître un Dessin avorté volontairement, qu'on avait arrêté volontairement au milieu de sa création. Elle savait reconnaître quand on en avait perdu le tracé, pour une raison ou une autre. Et elle savait aussi à quoi ressemblait un Dessin qu'on ne vous avait pas laissé finir. C'était bien le cas de celui-ci. Stoppé en plein vol, d'un coup. Coupé net et sans douceur. Elle n'aimait pas ça du tout.

Pas plus que l'endroit physique où il aurait dû voir le jour. Même depuis les Spires il lui semblait sentir l'odeur de renfermé et de moisi, celle de l'humidité mal contrôlée. Pas de lumière, le froid de la pierre sous la terre. Trop humide pour qu'on ne soit pas près d'un cour d'eau. Avec un peu plus de concentration elle parviendrait peut-être à placer précisement l'endroit sur une carte. Mais elle avait autre chose à tenter avant.

Les restes du Dessin vibraient doucement, la connexion n'était pas encore rompue. Après plusieurs essais Adall dût se rendre à la frustrante conclusion qu'elle ne parviendrait pas à tracer la position de Lilya plus loin que cette cave. Elle doutait fortement qu'elle y soit encore mais la Sentinelle était coincée ici. Frustrée et ne voulant pas en rester là, Adall tenta une dernière chose : foncer dans le mur en espérant trouver quelqu'un derrière.

Le contact fut bref. Un instant, un éclair aveuglant avant qu'elle ne soit violemment repoussée au loin un goût de panique et de peur dans la bouche. Des mots hurlés en silence qui se fracassant dans son crâne.

En une seconde elle était de retour, écrasée sur le plancher et grimaçant de la douleur de la chute. De retour dans le monde matériel, loin des Spires.

-C'est la merde, elle grogna entre ses dents tout en se redressant péniblement. La putain de merde.

Les mots sonnaient encore, plus une intention que des mots en réalité. Il n'y en avait pas eu besoin. La peur, la panique dont le goût souillait le palais d'Adall n'était pas que les siennes. C'était aussi celles de Lilya. Elle avait peur qu'on la trouve, peur qu'ils réalisent qu'on la cherchait. Peur de ce qu'ils pouvaient lui faire.

Adall englouti avec avidité le verre d'eau que lui tendit Nelis. En une traite il était entièrement vidé. Elle crevait de soif après le choc. Sa voix était encore un peu croassante quand elle reprit la parole.

-Ouais, ouais. Moi ça va, juste un peu secouée. Ta soeur y est pas allée avec le dos de la cuillère.

Plutôt avec un bon vieux bélier lancé à pleine vitesse. Adall fit mine de se resservir un verre d'eau avant de s'arrêter en plein geste pour boire directement à la carafe. Les bonnes manières qu'on avait tâché de lui faire entrer dans le crâne durant ses années de formation pouvaient bien aller voir ailleurs si elle y était.

-Alors j'ai une bonne nouvelle et des nouvelles particulièrement merdiques. Je commence par la bonne : Lilya est vivante.

L'eau c'était pas assez fort pour ce qu'elle allait devoir annoncer ensuite, mais le moment était mal venu pour demander à Nelis s'il cachait pas une bouteille ou deux d'eau de vie quelque part dans le bureau. Pourtant il y en aurait bien eu besoin.

-Mauvaise nouvelle numéro uno : elle ne veut pas qu'on la retrouve. Mauvaise nouvelle numéro deuxio qui découle de la uno : elle ne veut pas qu'on la retrouve parcequ'elle a peur de ce qu'on pourrait lui faire. Je sais pas ce qui s'est passé, mais je sais que Lilya n'a pas disparu de son plein grés.

Elle laissa quelques secondes à Nelis, le temps qu'il intégre bien la tonne de merde qu'Adall venait de lui balancer, avant de reprendre.

-J'ai réussi à remonter sa trace jusque dans une cave de la ville, je pense que c'est là qu'elle a eu de gros gros ennui. J'ai senti un Dessin, mais elle n'est pas allée au bout, quelque chose ou quelqu'un l'a arrêté en plein élan.