FB - purgatoire

La méfiance longe la lisière de leurs cils. Elle s’est installée depuis le début, comme un parasite qu’on ne peut pas faire disparaître. Une gêne qui ne se remarque pas vraiment, pas au premier regard, mais au suivant et les jours d’après, puis à chaque instant. Un sentiment logé bien profond dans leur regard, au centre de leur cœur. Cette odeur rance du traître et de l’étranger qu’il se traîne comme une vieille peau usée. Ils disent être accueillants mais ils ont besoin du paria, d’une bête à ausculter, d’un autre sur qui déverser tous les malheurs de leur communauté. Un fautif. Halcyon tisse un épiderme sur l’ancienne peau, une carapace sur laquelle glissent les rancœurs.

Sa présence est tolérée pour son don ; il soigne. En observant la mort, il aide la vie. En plongeant ses mains dans les chairs meurtries, il comprend les rouages de la survie. De tout ça, des mécaniques scientifiques, bafouant les apprentissages anciens, il n’en dit rien. Aux lueurs matinales, un jeune garçon est venu le trouver. Ses petites mains cognant fort contre le bois de la maison. Elle est morte dit son silence, aide-moi disent ses yeux embués par la douleur. Il acquiesce à la demande, ne dit pas un seul mot. Son ombre précède les pas légers du petit endeuillé. Il vient et emporte le corps de la jeune femme. Une prostituée oubliée dans les recoins de son habitat. « Je promets de prendre soin d’elle » Le garçon lève les yeux, attend d’autres mots pour le rassurer. « Je ne suis pas comme eux » Les avides venus se repaitre entre les cuisses du cygne. Les hommes gorgés de haine et d’amour fangeux, ceux qui diraient qu’elle ne mérite pas de sépulture.

La cabane est bordée d’une ligne à laquelle est accrochée une multitude de petites clochettes. On ne la distingue pas avec l’herbe folle et la bruyère qui poussent autour. Le mécanisme est là pour l’avertir, mais aucun n’ose y entrer. On dit que c’est hanté, que les démons y vivent dans les murs, que des âmes emprisonnées dansent derrière les vitres à la nuit tombée. Les ombres sont des carrousels en papier éclairés par les lanternes suspendues. Un artifice pour éloigner les moins téméraires. La désincarnée repose dans ses bras, dans son habitat, dans le mausolée de ses tragédies et fantaisies. Ses mains désacralisent la chair. Sa lame s’enfonce et découpe en lambeaux ce qui devient un agneau. L’ichor badigeonne ses mains. Occupé à sa tâche religieuse, quelques minutes passent avant la prise de conscience qu’il n’est plus seul. Une ombre se tient au dehors, près de la fenêtre entrouverte. Un spectre qui gâche le soleil. « Retournez d’où vous venez. Je n’accueille pas les vivants par ici » Halcyon ne se retourne pas, il lui offre la possibilité de s’en aller, de ne pas marquer le visage, de rester inconnu des mémoires. 

cw: automutilation, mention de cadavre.

Il y a quelque chose de délicieux dans l’air. Une odeur de fer, un relent de mort, parfum d’agonie qui la suit et l’embaume. Rhaelikss avance au milieu des bois, dame noire au sillon rouge. Elle pisse du sang comme la première des bêtes ; dégage aussi une aura de démiurge qui fait se plier devant elle les branches sylvestres. La forêt, pourtant inhospitalière, s’ouvre en effet sous ses pas hagards, la guide jusqu’à la cabane que de piteux petits murmures lui ont désignée comme étant Son repère.

Celui du Dragon.

Et comme ils sont nombreux, ici, les dragons. Ils peuplent les bois arides, les landes asséchées, les ciels orageux, ils peuplent même les covens et les guildes. Créatures d’orgueil que la chienne a toujours toisées avec moquerie, créatures célestes qui l’ont aussi toujours fascinée. Celui-là est un peu tout ça. Monstre de morgue qui a régné par la terreur, aujourd’hui reclus dans ses humbles pénates ; et comme elle se moque, et comme il la fascine. Tant et si bien qu’elle a laissé un autre dragon que lui lui planter sa queue, droit dans le cœur. Enfin presque. La dextre de la prêtresse bouge légèrement sur les nippes moites qu’elle presse, juste en dessous de son sein. Elle y camoufle et garrotte une plaie béante par laquelle sa sève rubiconde ne cesse de vouloir couler.

Quand elle arrive à la porte de la cabane, Rhaelikss est tremblante. Mourante. “Tant mieux,” feule-t-elle au dos qui lui est tourné. Tant mieux qu’il n’accueille pas les vivants. “Le contraire m’aurait déçue,” complète-t-elle, relevant le menton d’un air implacable. Mourante, pourtant, elle continue de l’être, et tremblante aussi ; une pellicule de sueur obstrue ses pores, donne à son visage le luisant d’un vernis, et la douleur, térébrante, infâme, plurielle, fait briller ses yeux de larmes qui ne coulent pas. Parce qu’elle aime ça, la chienne, elle aime se sentir pénétrée par la morsure de Fimjir, elle en aime toutes les vagues du supplice. Elle aime aussi cette crinière blanche qu’elle voit poindre dans la pénombre, et les mains crades avec lesquelles elle le surprend. Sage, le Dragon ? De bien belles conneries. S’il avait voulu quitter les hécatombes et leurs rivières pourpres il se serait reconverti en jardinier.

Un soupir traverse ses lèvres charnues. Non pas d’ennui, non pas de hâte, simplement qu’elle expire et décline. Rhaelikss plante un premier pied sans y avoir été invitée, puis le second suit, et c’est toute sa silhouette capée d’étoffes noires et modestes qui entre, désobéit à la sommation, transgresse les lois du lieu. Elle est un peu plus près, maintenant, peut voir à quoi Halcyon ressemble. Il a vaguement vieilli depuis la dernière fois qu’ils se sont vus, son regard s’est courbé de honte et les remords tâchent l’onyx de ses orbes. L’intruse s’immobilise un moment devant lui, captivée par sa déchéance, tentée de venir y glisser une main pour le rassurer ou lui crever les yeux. “Tu n’te souviens pas de moi, n’est-ce pas ?” Un sourire sans joie flotte brièvement sur la pulpe de ses lippes. Les chiennes font cet effet, aux dragons et dragonnes. Née de personne, vivant pour rien, oubliée des prophéties et présages, elle n’est là que parce qu’elle a les crocs.

Qu'importe. Le port altier persiste, fait croire encore un peu qu’elle n’est pas à l’article de la mort, que rien sous elle ne coule, que ses chairs ne sont pas déchiquetées. Rhaelikss tourne le visage vers la carcasse qu’il dépiaute, déglutit pour humidifier son gosier, et dans un râle moins grave, apprécie. “On m’a dit que t’avais changé. Pourtant t’as les mains toujours aussi rouges et un goût certain pour la mort…” Son sourire revient, aussi velouté qu’épineux, cette fois doté d’un peu de joie - morbide. Puis il flanche. Et avec lui le corps de la sorcière. Elle se rattrape à la jambe allongée de la malheureuse, barbaque froide dans laquelle ses ongles s’enfoncent. D’autres soupirs la traversent. Elle baisse la tête, ses longs cheveux noirs formant un rideau devant elle ; l’agonie est un spectacle auquel tout le monde ne veut, et ne peut pas assister.

L’odeur du sang lui remonte dans les nasaux. Il est frais, goutte encore, est la preuve d’une vie qui tambourine contre la Mort - cette amante jalouse qui se lèche les babines à l’idée de ravir une âme. Il ne voit pas mais il sent, dans l’air, dans la proximité. Halcyon est de ces bêtes attirées par le rubis purulent, capable de renifler la putréfaction, de sentir s’approcher les chairs en lambeaux. Son corps entier se contracte, recevant l’appel de la chasse. Ses mains se suspendent sur les outils, juste un instant, celui de se reprendre, de revenir dans la réalité et de s’enfuir des songes cannibales qui rient dans son crâne.

Le suc de ses mains est malade, sec et noir. 

L’offrande donnée pour fuir son territoire et son purgatoire n’est pas prise en compte. Elle est bafouée par la silhouette drapée de noire qui s’invite dans sa cabane. Le médecin ne se retourne pas, il continue d’oeuvrer sur sa toile macabre. L’Etrangère parle, se glisse dans l’angle de sa vision. Un souvenir. Les fantômes viennent l’ennuyer jusque dans son refuge, jusqu'aux lueurs du jour. D’ordinaire ils n’ont pas de figure si bien dessinée, ils n’ont qu’une bouche béante et ouverte sur un cri silencieux. Des faces déformées par la douleur et l’horreur. Des réminiscences funèbres pour ses crimes, pour lui rappeler que le châtiment se perpétuera au delà de son décès. 

Les mots sont quelque part dans sa gorge, coincés sur la pente du larynx. Il ne sait pas quoi dire, quelle prière faire pour faire fuir l’invitée. On m’a dit que t’avais changé. Pourtant t’as les mains toujours aussi rouges et un goût certain pour la mort… Ses mains sont rouges, le matin et le midi. Elles gardent la couleur grenat pour qu'il n'oublie pas. Quand vient le soir, elles se confondent dans l’obscurité. Le sang devient noir. Il n’a plus besoin de se cacher – la nuit est une peau pour son chagrin, pour ses atrocités. La nuit sait ses méfaits et les enrobe tendrement. « Je ne vois pas de quoi vous parlez » Halcyon s’immerge dans un mensonge, dans des paroles qui n’ont aucun but si ce n’est d’éloigner la malheureuse. 

Le fiel ignore délibérément le sourire chargé d’épines. Elle n’est pas réelle. Elle s’abrite dans les parois malades de sa psyché. Pourtant – son réflexe est immédiat. Son être bascule d’un mouvement rapide. Son bras se tend vers la femme, ses doigts s’enfoncent dans la peau et retiennent le corps juste avant la chute contre le sol. Le bruit qui survient entre eux est celui de la morte qui s’écrase comme une poupée de chiffon ; désarticulée. Les places se sont inversées. La chair assassinée est désacralisée, réduite à une bouillie de barbaque qui se répand sur le plancher. Elle n’est plus qu’un sac de peau, de lianes formées par les entrailles. Dans sa main réside toujours le poignet de l’inconnue. Cet épiderme maculé par la sueur, glissant et expulsant le brasier de la fièvre. Le contact lui fait prendre la mesure de la réalité, le remet droit dans le chemin du présent. « Je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais pas avec qui vous me confondez. » Halcyon appuie, insère ses phalanges dans le derme de l’autre qu’il tient entre lui et la table pour ausculter les morts – les corps, la mécanique du vivant. Ses yeux fouillent dans ceux de l’opposante, dans le visage, dans la moindre aspérité qui lui donnerait son identité. « Vous mourrez. » Il ne se trompe pas dans la conjugaison de sa phrase, dans l’emploie du présent. Il sent la pourriture qu’elle maquille sous son sein, la déliquescence de la vie. Ses babines s’humidifient d’appétit pour l’infamie.

Ses doigts se desserrent lentement, ankylosés par le temps resté à serrer. « Je peine à réparer les vivants. »

cw: sang, blessure, cadavre, explicite.

Il l’ignore. S’ignore. Reclus dans la pénombre où le mensonge est confortable. Où le sang peut couler sans en avoir l’air, et porter ses atours rouges sans y prendre garde. Il se cache ; du monde, de lui-même. Et de ses yeux à elle. Il faut la chute de la chienne pour que le Dragon daigne enfin considérer, si ce n’est l’évidence, au moins la réalité. Celle immédiate et bien vive qui voit Rhaelikss agoniser. Un sourire éphémère traverse cependant ses lippes carmines, torsion mortifère où sillonne la satisfaction cruelle. Ce n’est pas celle d’avoir obligé l’autre à lâcher la Mort pour ses chairs moites ; c’est celle de l’entendre dire, répéter et confirmer, combien il n’aime pas les vivants.

La sorcière appuie sa croupe contre la table d’auscultation, tremblante de douleur et du peu de force qu’il lui reste - elle n’est debout que parce qu’il le désire. “On meurt tous,” commence-t-elle dans un filet de voix où gonfle le supplice, “nos mères nous mettent au monde et, dès lors, on se met à pourrir.” Sa main brûlante rencontre celle fermée du Dragon, enroule ses doigts autour sans chercher à diminuer la pression qu’il y met. “Tu meurs aussi, Halcyon.” Le prénom traverse sa bouche comme un serpent sort d’une faille rocheuse. Sa respiration, difficile et pénible, siffle sous la gueule qui la toise. Elle étire un peu plus ses lèvres, adoucie par ses airs fermés. Il lui rappelle Rackam quand il était furieux et confus. “Tous les vivants meurent à petit feu,” complète-t-elle, la gorge soudain nouée sur un grognement fauve, plantant ses longs ongles dans la chair du Dragon. Le délirium détourne ses deux charbons d’yeux, la fait contempler les ombres qui entourent le fiel comme si elle pouvait y voir les spectres qui l’y attendent. “Et tous les morts vivent sans le savoir…” Des larmes embuent ses globes, océans rares noyant la noirceur de son regard. Elle aime la Mort et chacun de ses enfants ; imagine, derrière le voile de la fièvre, tous ses frères et sœurs qui ont crevé avant de pouvoir se dire adultes. Famille qui se recompose au milieu des victimes du Dragon, communauté de carcasses à laquelle on pourrait greffer ses propres bûchers.  

Les longs cils papillonnent, tranchent la tête de ses sanglots pour qu’en perlent des gouttes salées. Son sourire revient un moment, tandis que son autre main vient chercher le visage blanc de l’homme. Sa mâchoire est pareille à un bloc de pierre calcaire, si bien qu’elle doit écarteler son pouce du reste de ses phalanges pour pouvoir en étreindre les reliefs. “Je suis venue parce que j’étais curieuse,” commence-t-elle doucement, le velours de sa voix cajolant leur oxygène, “curieuse de te voir être misérable.” La cruauté revient, ondule sur ses traits de chienne ; qui est aussi mère et gardienne. Alors à cette cruauté du verbe s’ajoute la tendresse, qu’elle applique dans la pression calme de sa main. “Et je me suis faite misérable, moi aussi…,” sa langue trébuche sur les syllabes, soufflée par l’expiration difficile d’une gorge où monte le sang, “pour te montrer combien on est semblables.”

La senestre, jusqu’ici docile et langoureuse, attire sèchement le faciès, jusqu’à ce que les nez se touchent. Ses longs ongles se sont plantés dans la mâchoire du Dragon, qu’elle sait, à tout moment, capable de lui briser la nuque. “Tu ne soignes pas.” Pour preuve, ce relent de sang qui lui monte enfin dans la bouche, glaire ferreuse qu’elle laisse couler le long de ses commissures, tapisser sa langue d’un suc noir. Et de lui lécher la joue, râpant ses remords et pleurs secs. Couvrant son blanc de rouge. La dextre, prise encore sous la poigne ferme, l’attire jusqu’au corps lésé, écrase sa masse contre celle plus frêle de la sienne, les reins concassés contre le rebord de la table. “Tu t’aventures,” expire la sorcière, toutes les douleurs l’affligeant délicieusement. Elle tourne légèrement le regard sur le côté, là où le cadavre gît pêle-mêle. Elle en aime la silhouette de charogne, moins le peu d’égards qui lui sont faits. S’il est une seule chose qu’elle respecte, ce sont bien les morts. “Les mains dans leurs tripes.” La fièvre continue, perle partout sur la fiel, imbibe ses longues étoffes noires de modeste facture. “Les baises-tu aussi ?” A son sérieux dramatique, un petit rire gronde, épanchant davantage de sang le long de sa gueule. Les charbons sont revenus darder les onyx, flambant d’une provocation hilare et déraisonnable.