black flies. (ray)

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215. Ses lèvres tuméfiées s’écartent, laissent passer un soupir qui perturbe l’éther. Sous le plat de son pouce, Mallacht retrace fébrilement le geste que Ray a laissé traîner sur la courbe de son menton et la ligne douloureusement enflée de sa bouche ensanglantée. Conscient de tout, certainement ; notamment des nerfs qui s’embrasent encore de ce contact inopiné qui s’est amorcé sur son derme. Le premier qui, s’il le conscientise (et sans doute qu’il s’attache férocement à le faire – que c’est important pour lui), n’a été ni violent, ni tyrannique, ni funeste porteur de mauvais augure. Qu’il peut encore sentir le doigt de Ray le cajoler, aux chairs qui se rétractent sans attendre à la lisière de son derme, suintant et éreinté, lorsqu’il y pense ; et il y pense, il y pense, n’a de cesse d’y songer, d’y retourner en rappel du trouble que cela a fait naître en lui.

Réagissant viscéralement aux réminiscences qui s’incrustent insidieusement sous son cuir chevelu, à ébranler le revers de son front en bourrasques brusques et magnétiques ; quand il lui semble qu’elle le touche encore, et qu’il se suppose être capable de l’appréhender, jusqu’à la respirer, la sentir s’incruster dans ses poumons, s’auréoler de gloire dans l’exploration de son réseau sanguin. Debout, les guiboles malhabiles qui peinent à supporter son poids et les afflictions qui l’ont ébranlé ici et là, ses yeux se ferment. Il éprouve les doigts de Ray sur sa carcasse. Le fantôme de l’adolescente s’ancre à sa volonté chevrotante, vacillante. Il s’y agrippe. S’y suspend. He has to.

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268. Le feu consume le bois en crépitements mesurés. L’opacité des ténèbres s’est abattue sur les terres désolées. L’encre de la nuit les englobe, les berce, les étreint comme une madone. Des Landes Vastes, Mallacht n’en a encore parcouru qu’un périmètre restreint, minutieusement réfléchi et calculé. D’un mouvement de menton, le fiel s’arrache à sa contemplation du bûcher, ses yeux clairs s’alignant sur la trogne de Ray, de l’autre côté des flammes. Rassuré, irrémédiablement, de l’avoir en sa compagnie ; bien qu’il ne l’ait jamais clairement exprimé, les mots étant finalement venus à lui manquer. De la pointe de sa langue, s’humecte la ligne sèche de ses lèvres. Fût un temps où— qu’importe.
Mallacht s’accommode trivialement du silence qu’elle lui fait subir (bien que celui-ci ne soit ni rare, ni nouveau), en étant même venu à l’apprécier, comme si celui-ci nourrissait chaque pore de sa peau à jamais marquée. Un vice, que de profiter de ce calme ; de cette tranquillité ; sous le couperet d’une traque qui pourrait s’avérer être leur dernière, en témoigne le grondement soudain qui s’érige dans la nuit. Son front se plisse. Ses yeux s’affûtent par-delà les braises. S’il aimerait se risquer à un brin d’humour, Nosoi reconnait également sa place et les propos s’avortent sur le renflement de sa langue avant qu’ils n’aient eu le temps de percuter leurs environs.

En ces territoire décimés, peut-être sont-ils aussi vulnérables que celui après qui ils en ont. « I don’t like this place. » Constate-t-il, les mots grinçant dans l’étau de sa gorge, faisant vrombir sa pomme d’Adam. Pourrait maugréer davantage ; s’enliser toujours plus profondément dans l'agitation de ses pensées erratiques ; mais Mallacht a dit ce qu’il avait à dire. Il marque une pause. Le silence perdure. Les grondements s’enveniment. Le danger se rapproche, ou est déjà là, suspendu à leur échine. Un frisson dévale sa colonne vertébrale. Ses pognes se tendent vers le feu, profitant de sa chaleur pour seule (maigre) consolation. « They know exactly where we are. They can see us. » Ajoute-t-il finalement, la peau de ses doigts rapidement irradiée par les flammes. Enfin, ses yeux se relèvent. Le visage de Ray s’incruste dans ses rétines. S’enracine entre ses longs cils qui battent, battent, battent, en frénésie interne qui le bouscule ; tentent de la chasser, alors qu’elle est déjà ancrée dans sa réalité. Il soupire, exhale les souvenirs nécrosés. Ses lèvres frémissent de nouveau à l'octave de sa voix. Shut it, boy. « What are they waiting for? » We don't have to be here. A en croire les murmures et les jappements, leur cible sera anéantie dans la nuit. Retrouveront son cadavre au petit matin, de ce qu'il en dit (si seulement elle l'écoutait). Overzealous, I see, mais l'humour se crève encore au renflement de ses lippes gercées. A la badinerie qu'il perce, mâche, détruit entre ses molaires ; à tout ce qu'il aimerait lui révéler, mais n'a jamais su lui témoigner.

Say, friend,
How did we end up here, of all places?

L

es flammes ne se laissent pas emporter par le silence. C’est ce qu’elle se dit toujours pour se donner une contenance. Quand elle ne veut faire qu’un avec le feu, quand elle veut faire la paix dans les moments où il cherche la guerre. C’est toujours la même affaire (c’est toujours le même enfer). Les ténèbres dont les recoins lui sont maintenant si familiers que les couloirs du paradis lui sembleraient hostiles. Tout ça pour le crime d’être née. Tout ça pour le malheur d'exister. La maudite reste en silence; affute sa lame jusqu’à ce que les flammes dessinent son reflet contre le métal. Que la haine s’y grave pour qu’elle puisse s’y acharner avec plus de force, les gestes de plus en plus féroces, tranchant la garde jusqu’à la pointe. Un moyen de s'occuper, sans doute. Un moyen pour se distraire coûte que coûte. Se réfugier dans la haine, toujours.

Et la rage te consumera jusqu’à la fin de tes jours.

Les coups s’intensifient au gré de ces mêmes souvenirs répétitifs qui viennent danser entre les flammes. Volatils, comme immunisés contre la force du feu. Moqueurs, ils viennent sans cesse importuner la sorcière dans ses moments de quiétude, leurs voix nasillardes caressant ses tympans jusqu’à étouffer même le silence. Les mêmes images, les mêmes sons. Les mêmes visages, les mêmes émotions. Et la colère, la colère, la colère. Qu’ils aillent brûler en enfer. Un coup sec. Un regard infect. Dirigé vers la seule compagnie qui lui fait face; comme si c’était sa faute. Parce que c’est toujours plus simple d’accuser les autres. Et elle réalise que le regard du tueur l’a devancée, n’en dit pas un mot, sûrement que ce sera déjà celui de trop (sûrement qu’il éveillera tous ses maux). Il fait partie de ces souvenirs indésirables, détestables; il fait partie de ceux qui l’ont rendue misérable. Ray refuse, ray refute. Ray affute. I don’t like this place.

⎜ I don’t like any place. ⎜

Les pensées sont rapides mais la parole reste immobile. Elle répond en soufflant du nez, mi-méprisant, mi-moqueur. Gorgé de rancoeur. Les yeux se baissent sur la lame avant de revenir vers lui. Même la tête baissée, elle semble le regarder de haut. Se donner une contenance; dissimuler son insuffisance. Pourtant, ses lèvres s’étirent en un rictus. Mi-méprisant, mi-moqueur. Un peu joueur. « Really ? Are you sure about that ? » qu’elle lance enfin, le ton défiant et le coup d’oeil qui l’est tout autant. Un autre test. Un autre coup sur la lame; le bruit ricoche contre les flammes. Provocateur. « Are you afraid, Nosoi ? » Parce qu’il a toujours été question de ça, entre eux: de défiance, de dominance. Parce qu’il a toujours été question de ça, avec elle: de combler ses lacunes, une à une. S’élever en rabaissant les autres, grimper les échelons en marchant sur leur dos courbé, amplifier sa voix en les faisant taire. Et les accabler de tout ce qu’elle n’est pas capable de faire. « You haven’t changed, have you ? » Les souvenirs ont fini par parler, après tout. S’extirper du bûcher pour reprendre vie. « You will never change. » Et elle ne sait pas si c’est pour le meilleur ou pour le pire. Elle ne sait pas ce qu'elle désire. La furie soupire et les flammes s’inclinent. Ironique. Les coups de silex reprennent de plus belle, aiguisant l’obscurité de la nuit. Ça ressemble aux chocs de leur lame, à l’impact de leurs corps, à la dérive de leur âme, en équilibre entre la vie et la mort. Ça ressemble à leurs souvenirs partagés qui ne se résument plus qu’à des fragments de silence. Et des vérités sans importance. Son regard lui revient et s’intensifie, se fraye un chemin entre les crépitements pour s’immiscer dans le sien. Insiste pour avoir une réponse.

Pour le meilleur ou pour le pire ?