(ichorvo#6) starvation

Petrichor avait quitté le château en calèche, flanquée du Manteau blanc qui était chargé de sa protection. Elle avait longuement débattu avec lui, insistant sur l’importante nécessité qu’elle avait de se rendre dans le centre de la capitale, afin de récupérer (ou bien de déposer ? Le soldat n’était pas parvenu à comprendre exactement ce qu’elle comptait faire) des affaires, dans les immenses appartements qu’elle possédait au cœur de la ville.
Petrichor y avait donc dépêché son garde confus, lui promettant que de son côté, elle allait faire attention, puisqu’elle souhaitait aller à la rencontre de Corvo Helemys, que l’on disait affairé au chantier naval et que là encore, il s’agissait d’une affaire urgente.
Elle l’avait donc planté là, avec une liste de choses à faire, comme si le soldat n’était qu’une suivante supplémentaire (ce qui aurait été autrement plus utile à Petrichor, maintenant qu’Ysidor était, disons, indisposée). Elle fut escortée par quelques marins qui allaient dans la même direction qu’elle, et se défila une fois arrivée à bon port.

Le chantier était en effervescence. La couronne avait commandité la remise en état de ses vaisseaux de guerre, constamment en partance pour les sombres territoires de Junfark.
Petrichor ne se rappelait pas avoir jamais mis volontairement les pieds ici. Elle n’avait aucune idée de comment elle allait s’y prendre pour retrouver le général. Tous les hommes autour d’elle avaient la mine préoccupée et sérieuse, ne prêtant aucune attention à l’impromptue silhouette encapuchonnée plantée au milieu de la voie, autrement que lorsqu’elle représentait un obstacle à esquiver de justesse. On marchait à grandes enjambées, on transportait d’immenses pièces de charpente, on faisait rouler des charrettes pleines à ras bord d’outils tranchants. Les hommes beuglaient, les marteaux frappaient, nourrissant un vacarme qui heurtait l’ouïe sophistiquée de Petrichor. Des feux avaient été allumés çà et là, constituant des points de ralliement pour les travailleurs en pause, et leurs fumées épaississaient le brouillard stagnant au-dessus des eaux tièdes du port.
L’air était sombre, et lourd, comme s’il avait été artificiellement concocté pour imiter celui d’un orage.

Petrichor avançait d’un pas peu assuré. Elle gardait le menton baissé, longeant les tentes des charpentiers et des forgerons. Le sol était boueux ; on avait jeté quelques planches afin de baliser un chemin, mais les pas lourds des ouvriers avaient mis peu de temps à en faire disparaître les contours.
Petrichor sentait la boue s’insérer entre chacun de ses orteils, chaque fois que ses pieds chaussés de délicates sandales foulaient le sol et s’y enfonçaient. Pour autant, elle continuait sa progression.
Elle avait suivi une grappe de travailleurs jusqu’à un établi où on leur servait plusieurs fois par jour leurs rations de pain et de bière.
Petrichor parut traversée par une idée, et se glissa dans la réserve. Là, elle s’entretint avec le cuistot, et eut l’autorisation de remplir un panier qu’elle comptait apporter au général. Elle prit du pain, un fromage à l’odeur pestilentielle, quelques pommes et un broc de bière. Elle remercia le cuisinier et reprit ses recherches.
Maintenant qu’elle disposait d’une excuse pour rencontrer le général, elle évoluait avec plus d’assurance, d’autant plus qu’on l’avait renseignée sur la potentielle localisation de Corvo. Il ne lui traversa pas l’esprit que son initiative de lui apporter à manger, alors qu’il lui avait été conseillé de se confiner au château, pût sembler tout à fait incongrue. L’anticipation de revoir le général l’emportait sur le reste.

Elle le trouva enfin. Bien qu’il ne fut pas vêtu de ses habituels atours impériaux, il ne se fondait pas totalement dans la masse. Malgré ses efforts, Corvo Helemys ne pouvait jamais totalement se dérober au regard de Petrichor. Il avait le tour d’épaules trop large, le dos trop massif et un port de tête trop altier pour passer pour un simple homme du peuple.
Il lui tournait le dos, aussi, Petrichor ne sut pas à quoi il était occupé. Elle s’approcha et, d’un geste brusque, déposa le panier qui pesait à son bras, sur une table de travail.
"Et bien, Altesse, vous n’êtes pas facile à trouver. Encore un peu, et j’aurais le sentiment que vous vous cachez…" commenta-t-elle, le souffle court de le revoir après tout ce qui s’était passé au château.

Le chantier naval de la capitale n’avait pas été aussi actif depuis des lustres. Tout autant que les Manteaux d’Or avaient envahi les rues de Dynacairn et en gardaient les portes comme des cerbères nerveux et hautement zélés, les marins des Voiles d’Or s’affairaient sur les navires dont la présence avait doublé au port. Les réparations s’enchaînaient, de même qu’on armait et ravitaillait les bâtiments de suffisamment de vivres pour partir en mer plusieurs mois. Des constructions de nouveaux navires avaient également été commandées par la couronne et cela avec toute l’urgence que la situation l’exigeait.

Le conseiller des armées était en grande discussion avec le maître de chantier, tous les deux face à des plans qui semblaient les préoccuper. Corvo, bras croisés, avait comme tout le monde sur le chantier de la boue jusque tout en haut de ses bottes. Il était habillé bien plus sobrement que ses atours impériaux avec lesquels on pouvait le trouver au château, et sa mâchoire carrée formait un bloc solide qui ne bougeait pas. Il écoutait attentivement le maître de chantier qui lui expliquait les différentes problématiques, par des gestes saccadés et presque agacés qui indiquaient la fatigue nerveuse dans laquelle tous sombraient.

Aucun d’eux ne vit ni n’entendit la magrielle arriver, et lorsque sa voix cristalline et agaçante perça la membrane brumeuse du crachin, les deux hommes eurent un mouvement de tête unique. Véritablement, ce fut le geste de Petrichor qui les fit sursauter, quand elle déposa brusquement le panier de victuailles sur les plans qui les accaparait tant. “Par Lesyn ! Voyez pas qu’on est occupés !?” s’écria le premier, désignant le panier d’une main raide et dardant sur la nouvelle venue des yeux ronds d’ahurissement. Seladar était un laëris grand, maigre, lui-même constitué d’une charpente étroite que les années avaient rendue osseuse. Ses cernes lui tombaient jusqu’aux genoux, et l’arrivée imprévue de l’archiatre sembla réduire chez lui le peu de patience qu’il lui restait. “Dame Petrichor,” releva simplement Corvo, passée la surprise de la trouver là, alors qu’il avait ordonné aux Manteaux Blancs de flanquer - pour ne pas dire surveiller - les membres de l’Ordre, et au-delà de les suivre, leur intimer impérativement de rester au château. Seladar parut réaliser à qui il avait affaire, soit une dame de haut rang, et recula aussitôt dans son irritation, sans se départir pour autant de sa mine affreuse et de ses airs tendus.

“Et bien, Altesse, vous n’êtes pas facile à trouver. Encore un peu, et j’aurais le sentiment que vous vous cachez…” Corvo la regardait d’un air étrange, comme s’il était partagé entre plusieurs émotions. “Vous ne devriez pas être là,” trancha-t-il sans façon, risquant un regard là où la magrielle avait été blessée lors des désormais tristement célèbres funérailles de Morynvail. Petrichor avait d’ailleurs tout d’une apparition funeste dans ses habits et couverte ainsi de sa grande capuche sombre, attirant sur elle l’humidité de l’embrun et capturant le peu de lumière diurne présente au chantier par ce temps gris. “Où est votre garde ?” questionna-t-il ensuite, jetant un regard autour d’elle pour chercher l’incapable. Seladar bougonna dans son coin, piétinant sur place la planche de bois grinçante sur laquelle les trois personnages se tenaient. Malgré son irritation palpable, il biglait cependant avec un certain intérêt sur la bière que la dame avait apportée.