FB - Voler la fleur de l'Astre

Mon cher  @Jasper Aurdoza ,

J'espère sincèrement que tu te portes bien, même si, te connaissant, il serait étonnant que ce ne soit pas le cas.

Nous avons peu échangé ces derniers temps, et je suppose que tu es encore pris dans ta vie de pirate, à semer chaos et destruction sur ton passage. Je ne te juge pas, bien que cela me soit difficile à comprendre. Je voudrais simplement m’assurer que tout va bien pour toi.

As-tu pris le temps de parler à ton frère ?
Nel est têtu, c’est certain.
Nel est bourru, c’est indéniable.
Nel est… Nel.

Mais il se fait du souci pour toi. Alors, je t’en prie, si cette lettre te parvient, parle-lui. J’aimerais tant que nous puissions passer le prochain hiver ensemble, comme autrefois, autour des plats de maman.

Fais-le, si ce n’est pour toi, alors pour moi.

P.S. : Si possible, essaie de limiter les actes de destruction…

Lilya

     Elle reposa la plume sur son socle, relut une dernière fois les mots qu’elle venait d’écrire, puis plia soigneusement la lettre, apposant le sceau qui la scellerait. Peu de choses étaient dites, mais ces paroles lui semblaient essentielles à partager avant que le temps ne file encore et que les regrets ne prennent racine. Au fond de son être, elle espérait que les tensions entre ses frères finiraient par s'apaiser, se dissipant jusqu'à devenir de vieux souvenirs qui les feraient sourire. Pourtant, une inquiétude persistante murmurait que cette réconciliation ne verrait peut-être pas le jour avant le prochain solstice d’hiver, si ce n'est encore plus tard. Mais elle s’était promis de les réunir à nouveau, de retrouver cette famille autrefois si soudée qui lui manquait tant. D'une manière ou d'une autre, elle y parviendrait.

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« Je persiste à croire que c’est une idée bien hasardeuse.
— Tu trouves toujours tout hasardeux, Aldric, à croire que ce mot est ton préféré.
— Peut-être, mais je ne suis pas souvent démenti, et tu le sais bien, Salira.
— Tu es d’un pessimisme… soupira-t-elle. Tu ne vois donc pas l’opportunité que cela représente ?
— Ah oui, quelle opportunité… Celle de faire le pitre devant des enfants ? répondit-il avec un soupçon d’ironie. Quelle joie, vraiment. Nous voilà réduits à divertir la populace. C’est absurde. Nous avons un rôle important, et on nous envoie jouer les bouffons. Et en prime, je dois assurer la sécurité, comme si la fête des Floraisons allait se transformer en chaos. Vraiment, c’est…
— Absurde, oui, je sais, le coupa Salira avec un sourire en coin. Tu l’as déjà dit, Aldric. Lilya, s’il te plaît, aide-moi à lui faire entendre raison, je ne tiendrai pas une journée de plus à l’entendre râler. »

Lilya esquissa un sourire amusé, ses doigts glissant doucement sur l’encolure de sa monture, tandis que l’autre main offrait une carotte au museau de l’animal. Aldric et Salira n’avaient cessé de se chamailler tout au long de leur chevauchée, et cela faisait déjà deux heures qu’ils trottaient ensemble. Elle s’amusait à compter mentalement les points, se demandant lequel des deux céderait en premier. Leurs disputes lui rappelaient celles de ses frères, qui, bien souvent, en venaient aux mains pour prouver leur supériorité. Mais lorsque leurs regards se tournèrent vers elle, guettant son soutien, Lilya soupira doucement.

« Aldric, je comprends que cette mission ne soit pas la plus noble à tes yeux, mais elle n’en reste pas moins importante. Il nous revient de veiller sur le peuple, de leur montrer que tout est sous contrôle malgré les rumeurs qui circulent. Qu’ils sachent qu’ils n’ont rien à craindre. Imagine ces enfants courant vers toi, admiratifs, te demandant comment tu es devenu aussi grand et fort. Pense à l’exemple que tu peux leur donner, à l’inspiration que tu peux être pour eux. N’est-ce pas cela, au fond, ce qui compte vraiment ?
— Mmh… Tu as peut-être raison, finit-il par dire en caressant sa barbe, flatté malgré lui. Il est vrai que montrer l’exemple et susciter des vocations est essentiel. Nous sommes, après tout, les représentants de l’Empire, du Seigneur. Il est important que le peuple nous voie sous notre meilleur jour. »

Aldric se lança alors dans un long monologue, perdant Salira dans un flot de paroles sans fin. Elle murmura un remerciement à Lilya, trouvant préférable de l’entendre bavarder seul plutôt que de continuer à se disputer avec lui. Lilya, quant à elle, ajusta la selle de son cheval, replaça son arc dans son dos, avant de lever les yeux vers le ciel. Les oiseaux chantaient joyeusement, et une brise légère vint jouer dans sa tresse, caressant son visage avant de poursuivre sa course. La saison des Bourgeons et d’Aliun touchait à sa fin. Ils arriveraient au village à la tombée de la nuit, juste à temps pour profiter de cette dernière soirée avant que le premier jour de l’Astre et le mois de Lyfari ns'annonçant. Lilya se réjouissait à l’idée du retour de cette chaleur bienfaisante. Toute la nature s’était éveillée durant la saison précédente, et désormais, il ne restait que la quiétude et le plaisir des floraisons. Elle attendait avec impatience le festival, l’odeur enivrante des fleurs et la joie de vivre qui emplissait l’air.

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     Les fleurs étaient partout. Elles s’épanouissaient dans chaque recoin du village, offrant à Lilya un spectacle enchanteur. Elle aurait voulu s’arrêter à chaque bouquet, respirer leur parfum, admirer leurs teintes éclatantes, leur forme délicate, chaque détail qui les rendait uniques. Avant de monter sur l’estrade, elle s’était attardée à quelques étals, écoutant les histoires des marchands, leurs espoirs d’un avenir meilleur, mêlés à des offres de rabais sur leurs marchandises. Elle entendait leurs plaintes, leurs besoins, et un sentiment d’impuissance la saisissait, peinée de ne pouvoir faire davantage pour ces âmes souvent négligées par les seigneurs. Elle aurait voulu leur promettre des jours meilleurs, des temps plus cléments, mais à quoi bon offrir des paroles vides face à des réalités si tenaces ? Pourtant, ils avaient apprécié son attention, sa sincérité, et cela se lisait dans leurs regards.

Le moment tant attendu arriva enfin. Salira fut la première à monter sur scène, dévoilant ce que son compagnon lié pouvait accomplir. Un lynx majestueux, ses favoris épais, ses oreilles triangulaires surmontées de poils blancs, un corps musclé doté de pattes puissantes. La bête fascinait les villageois, terrifiant certains enfants, mais se montrait si docile qu’un petit osa finalement le caresser sans crainte. Puis vint le tour d’Aldric, qui avait fallu convaincre de participer, préférant rester en retrait pour assurer la sécurité de ses compagnes. Pourtant, il se laissa gagner par l’ambiance, exécuta quelques passes d’armes, puis se lança dans un discours enflammé, vantant les mérites de servir son seigneur et de défendre une noble cause. Ses mots furent tantôt accueillis par des applaudissements, tantôt par des demandes d’abréger son discours.

     Lorsque Lilya prit place sur l’estrade, elle sentit le trac se dissiper peu à peu. Tous ces regards braqués sur elle la poussaient presque à fuir, à s’enfoncer dans la forêt toute proche, mais elle se ressaisit à temps et fit ce qu’on attendait d’elle. Par un simple geste, elle fit apparaître une chaise et invita un enfant à s’y asseoir, lui demandant ce qu’il désirait. Puis, usant de son imagination, elle fit surgir l’épée de son père, telle qu’il la décrivit : ornée de gravures, une garde en chêne, et une lame légèrement courbée, dernier souvenir qu’il avait de lui. Elle la lui offrit en précisant qu’elle disparaîtrait au bout d’une heure. Mais cela suffisait pour voir le visage du petit garçon s’illuminer de joie, et c’était tout ce qu’elle souhaitait. Ainsi, elle continua, demande après demande, offrant un instant de bonheur à ceux qui venaient à elle, jusqu’à ce que le festival touche à sa fin, et que la fatigue commence à la gagner.
Un à un, les villageois vinrent la remercier, lui dire au revoir, certains lui offrant même un câlin qu’elle rendit avec toute la douceur possible, murmurant parfois une prière pour leur porter chance. Ces enfants méritaient bien ces vœux. Le dernier d’entre eux partit après lui avoir noué un petit ruban autour du poignet, en gage de bonne fortune. C’est alors qu’une voix grave, bien différente de celles des enfants, l’interpella. Elle répondit sans hésiter.

« Bonsoir. »

Le sourire ne quittait pas ses lèvres. Malgré l’énergie qu’elle avait consacrée aux villageois, Lilya débordait encore de joie, emportée par cette journée particulière, comme si rien ne pouvait troubler son bonheur. Son regard se posa sur l’homme qui venait de l’aborder, détaillant ses traits marqués, sa stature imposante qui la faisait se sentir petite en comparaison. Son attention glissa vers son sourire, vers la courbe de ses lèvres qui la troubla brièvement sans raison apparente, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur ce qu’il tenait entre ses mains. Son visage s’illumina, comme si elle voyait devant elle la plus belle des choses.

« Oh, vous tenez un lys bleu, il est magnifique. Certains disent qu’il porte en lui la guérison et la réconciliation, qu’il aide à surmonter les blessures, qu’elles soient émotionnelles ou spirituelles, et à retrouver un équilibre intérieur. Sa teinte bleue évoque la tranquillité, l’apaisement après une période de difficultés, et symbolise un passage vers une vie plus harmonieuse, une paix retrouvée. D’autres pensent qu’il est lié aux rêves, qu’il aide à décrypter ce qui est caché. »

Peut-être le lys bleu incarnait-il ces deux significations, ou bien encore autre chose. Quoi qu’il en soit, cette fleur faisait partie de celles qu’elle affectionnait particulièrement, autant pour sa beauté que pour son parfum unique. Soudain, Lilya se rendit compte qu’elle s’était laissée emporter, offrant une explication alors que l’homme n’avait rien demandé. Elle se sentit légèrement gênée, passant une main dans ses cheveux détaché.

« Pardonnez-moi, je me suis laissée emporter. Puis-je vous aider d’une quelconque manière ? »

Les mots de cet homme résonnèrent en elle, contrastant tant avec les voix des enfants qu’elle avait entendues toute la journée. Ce timbre grave, si différent de la joie qui avait imprégné l’air, s’accordait étrangement bien à sa présence imposante. Elle ne parvenait pas à détourner les yeux, fascinée par ce quelque chose d'indéfinissable qui l’intriguait chez cet inconnu. Était-ce l’audace de sa proposition, cette approche soudaine qui l’avait un peu prise de court ? Dans d’autres circonstances, elle aurait peut-être rougi, déstabilisée par une telle attention.

« Eh bien, les spiritueux ne sont pas vraiment mon domaine, répondit-elle après avoir brièvement observé ses compagnons, sentant le regard insistant d’Aldric. Puis ajouta : L’idée est plaisante, mais je vais devoir décliner. On a encore besoin de moi. Mais restez dans le coin, il paraît qu’un banquet se prépare. Ce sera peut-être l’occasion d’offrir votre Lys, dit-elle espérant que cela ne le froisserait pas.
— Ah, quel dommage, vraiment. Vous allez m'en vouloir, mais, j'avoue que ma demande en cachait une autre, répondit Domico avec un air contrit. Voyez-vous, j'ai un neveu qui est malade et ne peut quitter le lit. Quand il a su qu'une Sentinelle viendrait montrer sa magie, vous l'auriez vu, si triste de ne pouvoir venir, ça m'a brisé le cœur. Il adorerait devenir Sentinelle un jour. Si vous pouviez lui rendre une visite, même très courte... Je comptais vous demander cette faveur après vous avoir payé la boisson de votre choix, et peut-être finir de vous convaincre en vous charmant. Mais je regrette cette idée. L'honnêteté prévaut toujours... N'est-ce pas ?
— Oh, je suis désolée pour votre neveu, dit-elle avec une chaleur sincère, touchée par les mots qu’il venait de prononcer. J’apprécie vraiment votre franchise... Peut-être pourrais-je passer quand...
— Lilya !

Elle tourna la tête d’un coup, son nom prononcé avec une impatience palpable. Aldric, bras croisés et regard perçant, la fixait avec une expression qui ne laissait aucun doute. Chaque détail de son attitude, de sa posture tendue à son froncement de sourcils, exprimait son mécontentement. Il était clair qu’il la pressait de revenir et de finir ce qu’elle avait commencé. Ou peut-être que l’idée de retrouver la chaleur de la taverne et un bon verre de vin le rendait si insistant.

Oh, Aldric, ta patience finira par te perdre, songea-t-elle. Il n'était pas du genre à tolérer qu'on lui fasse perdre son temps, sauf s'il en était lui-même le maître, celui qui imposait le rythme et décidait de la fin. Une qualité, il n'en était rien. Plutôt un défaut agaçant auquel, à son grand regret, Lilya avait fini par s'habituer. Comme à toutes les autres facettes de son caractère. Elle lui lança un bref regard, chargé de reproche, pour lui signifier qu’il pouvait bien patienter quelques instants, le temps qu’elle termine cette conversation de façon convenable, avec la courtoisie due aux villageois qui les avaient accueillis.

Quand elle se tourna à nouveau vers l’inconnu, ses paroles touchèrent une corde sensible en elle, éveillant une envie presque douloureuse de s'excuser mille fois de ne pouvoir répondre à sa requête, de ne pas pouvoir venir en aide à ce pauvre neveu malade. Lilya ouvrit la bouche, prête à prononcer des mots de réconfort, mais elle fut prise de court par le geste inattendu. Doucement, il glissa une fleur dans ses cheveux. Ce n’était rien, vraiment rien, un simple acte que n'importe qui aurait pu faire. Pourtant, elle sentit ses joues s’empourprer légèrement. Peut-être était-ce le charme courtois de cet inconnu, ou bien le manque d’attention qu’elle avait ressenti ces derniers mois, à travailler sans relâche sans jamais prendre de temps pour elle. Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas le temps de le remercier comme il se devait, car le bruit lourd de bottes retentit derrière elle, accompagné d’une voix râpeuse qu’elle aurait pu reconnaître entre mille, à deux doigts de lever les yeux au ciel.

— Pardonnez-moi, l’ami, mais nous avons encore fort à faire. Si vous daigniez la laisser achever son devoir, grogna Aldric, un sourire en coin, avant de recevoir une tape sur le bras de sa camarade.
— Tâche d’être moins acariâtre, lança-t-elle.
—Acariâtre ? Mais non, je suis simplement réaliste. Monsieur doit bien comprendre que, contrairement à lui, nous n’avons pas le luxe de batifoler en offrant des fleurs à tout bout de champ, et d’interrompre ceux qui travaillent. Une noble perte de temps, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, je comprends, rétorqua l'intéressé avec un sourire figé qui montrait un peu trop les dents. Je vais donc vous laisser, en m'excusant à nouveau de m'être montré importun.

Aldric ignora ses paroles dès qu'elles franchirent ses lèvres. Son regard se fixa sur la Sentinelle, cherchant à capter ses yeux.

— Qu’est-ce que tu nous fais, Lilya ? Nous n’avions qu’une seule tâche à accomplir. Oui, il était important de rassurer le peuple, je te l'accorde, mais je n’ai aucune envie de m’attarder ici, à attendre que tu termines de flirter avec... Eh bien, disons-le, de la camelote, une occupation bien en dessous de ton rang. Ressaisis-toi, ce n’est qu’une fleur, et il ne vaut rien.

Lilya fronça les sourcils, agacée par les propos d’Aldric. Ses paroles révélaient une impatience qu’elle ne supportait pas, une tension qui l’irritait profondément. Que ce soit de la jalousie ou une simple frustration, peu importait. Ce qu’elle exigeait, c’était le respect, pour chacun, quelle que soit sa condition. Elle se promit de le réprimander dès qu’ils seraient à l’abri des regards, entre les murs de leur chambre à la taverne.  Si seulement elle avait eu cette chance.
Elle l’ignora tout comme l’avait fait l’inconnu, se retournant pour rejoindre Salira. Le bruit des pas lourds de son compagnon résonnait derrière elle, martelant le sol avec irritation. Lilya passa une main dans ses cheveux, retirant délicatement la fleur qui y était glissée. Elle l’observa un instant, son esprit s’égarant vers ce jeune garçon qui devait rester alité, loin des festivités.

— Nous ne partons pas avant l’aube, dit-elle doucement. Nous pourrions en profiter pour rendre visite à ceux qui n’ont pu assister à la floraison, leur apporter un peu de joie.
— C’est une excellente idée ! s’exclama Salira, ses yeux pétillant d’enthousiasme. On pourrait même préparer quelques paniers à leur offrir. Ils apprécieront sûrement notre attention.
— Une pure perte de temps, grogna Aldric en récupérant ses affaires, son ton aussi aigri que son humeur. Ceux qui sont cloués au lit n’ont aucune chance de tenir sur un champ de bataille. Autant ne pas leur donner de faux espoirs.
— Arrête donc de râler, Aldric, rétorqua Salira avec indulgence. Cela nous ferait plaisir à Lilya et moi. Et on ne te demande même pas de nous accompagner.
— Tant mieux, parce que je n’en avais aucune envie.

Lilya soupira, lassée de ses répliques acerbes. Aldric roula des yeux en lui tendant son arc qu’il avait ramassé. Elle se contenta de le prendre sans un mot, replaçant la fleur dans ses cheveux, avant de se mettre en tête du groupe. Ignorant l’irritation, elle se concentra sur les rires d’enfants qui résonnaient dans l’air, sur les fleurs qui flottaient, portées par la douce brise du village.
Tandis qu’ils avançaient, un jeune garçon s’approcha timidement, les joues roses et les yeux brillants. Lilya s’arrêta, se penchant à sa hauteur. L’enfant, ému, lui tendit une petite bégonias qu’il avait ramassée. Elle lui sourit et accepta le cadeau avec douceur, glissant une rose derrière son oreille, provoquant un éclat de rire joyeux. Ce simple geste chassa les tensions accumulées, ramenant une sérénité éphémère.

Mais cette tranquillité ne dura qu’un instant. Aucun cri ne brisa l’air, seulement un gargouillement étouffé. Aldric vacilla, son corps se pliant sous une attaque invisible. Le sang jaillit de sa gorge poignardée, se répandant en une mare sombre à ses pieds. L’étranger qui avait offert un sourire aimable, n'était plus que froideur. Vidé de toute la chaleur qu’elle avait cru y voir. Les yeux, autrefois si charmants, étaient devenus des abysses de haine, une noirceur dévorante y brillait, tandis qu’un sourire cruel se dessinait sur ses lèvres. La dague, encore ensanglantée, fut rangée avec une indifférence, échangé contre l'espadon. Lilya resta figée, incapable de réagir, son esprit refusant de croire à cette trahison. Le village, encore vibrant de l’innocence des festivités, se pétrifia. Les murmures s’éteignirent, remplacés par des cris d’horreur. La panique se propagea comme un incendie dévastateur.

Salira fut la première à réagir, saisissant le bras de Lilya pour la tirer loin du danger. Mais Lilya ne pouvait détacher son regard de cet homme dont le visage s’était métamorphosé en celui d’un monstre.

— Lilya ! Ce sont des Bras ! hurla Salira, la voix déchirée par l’angoisse.

Ce cri perça enfin la brume dans laquelle Lilya était plongée. La réalité s’abattit sur elle, froide et implacable. Aldric n’était plus qu’un cadavre, gisant dans son propre sang. Un mélange de tristesse et de culpabilité l’envahit : elle n’avait rien pu faire pour lui. Mais il n’y avait pas de temps pour le chagrin, chaque seconde s’étirant, lourdement. Brandissant son arc, elle se prépara à combattre. L’animal lié de Salira se plaça devant elles, ses muscles tendus, prêt à bondir.

— Pas un pas de plus, ou vous mourrez , lança Lilya d’une voix dure, bien différente de son ton habituellement doux et rassurant.

L’un des assaillants ricana, méprisant. Pour lui, ses paroles n’étaient que du vent, des menaces vides. Il avança, sans crainte, bousculant une vieille femme sur son chemin. Mais Lilya, malgré la peur qui lui nouait les entrailles, ne céda pas. Ses doigts se resserrèrent sur la corde de son arc, son imagination forgeant une flèche de pure magie. Elle était d’un blanc pur, fine et délicate, comme sculptée dans de la lumière. La pointe, aiguisée à la perfection, promettait une frappe mortelle. L’empennage s’ornait de plumes gracieuses, légères. Elle visa, son regard glacé fixé sur l’ennemi.
Au septième pas, elle décocha. La flèche se planta dans l’œil gauche de l’homme, qui s’effondra à genoux avant de s’écrouler face contre terre. Sans perdre un instant, elle banda à nouveau son arc, une autre flèche prenant forme.

— J’ai dit, pas un pas de plus , répéta-t-elle.  

Cette fois-ci, son regard se fixa sur le menteur. Celui qu’elle n’avait qu’une envie soudainement : voir tomber.

Le chaos régnait en maître, se répandant tel un poison, transformant un lieu de paix en un théâtre de terreur. Ce qu'ils redoutaient s'était abattu sur eux, implacable. Les promesses faites aux habitants, les mots rassurants quant à leur sécurité, s'étaient évanouis, engloutis dans les cris et la panique grandissante.

Lilya, d’ordinaire si douce, sentit la rage monter en elle. Aucun remord ne l'étreignit face à la mort de l’homme, celui qui méritait de pourrir dans les abysses. Quant à cet ange qui l’avait trompée, elle l’imaginait sombrer dans les ténèbres sans fin, incapable de trouver la paix. Elle aurait dû réagir plus tôt. Elle aurait dû tirer sans hésitation, éliminer les trois sans tarder. Mais lorsque cet homme se servit d’une jeune fille comme d’un bouclier, l'arc de Lilya fléchit. Sacrifier une innocente était impensable. Elle recula, son cœur se serrant d'impuissance.
Le Lynx de Salira, compagnon loyal, esquiva les assauts avec une agilité féline, mais ses attaques échouaient à toucher l'ennemi. Salira, déterminée, s’élança, son arme prête à frapper. Le choc des lames retentit, couvrant un instant les cris de détresse. Mais l’affrontement tourna court. L'ennemi projeta la jeune femme à terre, puis frappa le Lynx, l’étourdissant. Sans pitié, il s’approcha de l’animal et, d’un coup sec, lui trancha la tête. Le sang éclaboussa le sol, et un hurlement de rage s’échappa. Elle tenta de récupérer son arme, mais son corps brisé ne répondait plus. L'ennemi, profitant de sa faiblesse, la désarma d’un geste habile, envoyant son arme loin d'elle.

D’un mouvement précis, il la saisit à la gorge, ses doigts se refermant comme un étau d'acier. Salira lutta, ses pieds cherchant un appui, mais l'ennemi la hissa sans effort. Ses ongles s'enfoncèrent dans la peau de son bourreau, sans succès. Il tourna alors la tête, fixant Lilya d'un regard glacial, un sourire cruel. Et sans un mot, lui broya la gorge comme si ce n'était rien. Le bruit sinistre des os qui craquent résonna. Lilya hurla, mais il était déjà trop tard. Salira, désormais sans vie, fut jetée au sol comme une poupée de chiffon.
Les larmes brûlantes montèrent à ses yeux. Elle tenta de les retenir, sans succès.  Incapable de cibler directement l'ennemi à cause de la demoiselle, elle baissa la flèche pour atteindre la jambe droite de son adversaire, espérant le ralentir. Cette dernière fendit l'air, se plantant dans la cuisse du menteur. Un autre projectile apparut dans sa main, mais sa perception brouillée par les larmes la fit échouer. La flèche se perdit dans le sol à quelques pas de là. Une troisième, mal tirée, n'alla guère plus loin. Finalement, aucune autre ne se forma, la douleur et l'horreur l’écrasant sous leur poids.

Lilya n’était pas faible. Dans ces temps de guerre, perdre des compagnons était presque devenu une fatalité. Ce ne furent ni les premiers à tomber, ni les derniers. Pourtant, la douleur qu’elle ressentait allait bien au-delà de la simple perte d’un camarade de bataille. Elle avait partagé bien plus que des combats avec eux, Salira en particulier. Son amie avait compté pour elle, bien plus que l’Empire ne l’aurait jamais exigé. Maintenant, il ne restait rien d'elle, rien qu’un nom gravé dans sa mémoire et une flaque de sang sur le sol. S’en détacher était impossible, tout comme il lui était difficile de refouler ses larmes qui brouillaient sa vision et troublaient son esprit. Enfermée dans sa douleur, elle en oubliait la menace toujours présente. Le traître qu’elle avait blessé n’était pas décidé à la laisser partir.

Lilya tenta de se dégager, tirant de toutes ses forces sur son bras emprisonné. Mais c’était inutile. La différence de puissance entre eux était écrasante, la faisant se sentir petite et vulnérable.

— Plutôt mourir que de vous suivre, sale menteur ! cracha-t-elle, le regard brûlant de rage.

Elle se débattit, son bras se tordant pour s’échapper, mais elle ne parvint pas à se libérer. Ses yeux s’égarèrent un instant derrière son agresseur, repérant la jeune fille étendue au sol, inconsciente. Se relèverait-elle de ce cauchemar ? Mais Lilya n’avait pas le luxe de s’y attarder. Rassemblant ce qui lui restait de force, elle frappa la cuisse blessée de l’homme avec son arc, mettant toute sa puissance dans ce coup désespéré. L’impact fut suffisant pour le faire plier, lui offrant une ouverture pour se dégager. Sans perdre un instant, elle lui asséna un coup de poing en plein visage, le nez craquant sous l’impact. Sa survie en dépendait, elle le savait.
Cependant, à peine avait-elle commencé à fuir que la lame de l’espadon s’abattit sur sa jambe avec une force dévastatrice. La douleur la traversa comme une décharge, un hurlement s’échappa de sa gorge alors qu’elle chutait lourdement, son arme roulant au sol tandis qu’elle s’effondrait, face contre terre. La souffrance était intolérable, irradiant depuis sa jambe meurtrie jusqu’à chaque nerf de son corps.

Il lui fallut un courage immense pour se relever, chaque mouvement un calvaire. Puisant dans ses dernières ressources, elle invoqua son imagination, dressant un mur entre elle et son assaillant, une barrière éthérée pour se protéger.

Dès qu’elle fut à l’abri de son regard, elle traîna sa jambe blessée, se hâtant tant bien que mal dans les ruelles sombres, cherchant désespérément un refuge. Chaque pas était une épreuve, chaque seconde une lutte contre la douleur qui menaçait de l’engloutir. Le chemin jusqu’au petit perron où elle pourrait se cacher lui parut interminable. Ses muscles tremblaient, la souffrance l’envahissait, et les larmes ne cessaient de couler. Mais elle savait qu’elle devait se taire, qu’elle devait retrouver son calme pour ne pas être découverte. Là, à bout de forces, elle arracha un morceau de ses vêtements, le serrant autour de sa plaie pour tenter d’arrêter le saignement. Elle espérait que ce pansement de fortune tiendrait, ne serait-ce que quelques heures, le temps de trouver une issue.

Le cœur de Lilya battait si fort qu’il semblait résonner dans tout son être. Elle tenta de contrôler ses tremblements, comptant mentalement pour calmer ses nerfs, mais les frissons qui parcouraient son corps refusaient de s’apaiser. Le pansement autour de sa plaie s’imbibait de sang, mais au moins, il semblait suffisant pour arrêter l’hémorragie. C’était une maigre victoire, un peu de répit dans ce chaos. Ses doigts, endoloris par le coup de poing qu’elle avait asséné à son assaillant, lui brûlaient, mais elle accueillit cette douleur comme un rappel qu’elle avait réussi à le surprendre. Elle pourrait frapper à nouveau si nécessaire, mais l’idée de se retrouver face à lui une fois de plus la terrifiait.

Des bruits de pas résonnèrent près de sa cachette, certains précipités, comme ceux d’enfants en fuite. Lilya attendit, recroquevillée sous son abri de fortune, retenant son souffle autant que possible. Le temps qu’elle avait gagné n’était qu’une illusion, une courte pause avant l’inévitable. Ils la retrouveraient, et alors, tout serait fini. Quand les sons s’éloignèrent suffisamment, elle sortit lentement de sa cachette, sans un bruit, se redressant avec précaution. Mais que faire à présent ? Le mur qu’elle avait créé pour fuir ne retiendrait pas longtemps ses poursuivants, s’il n’avait pas déjà disparu. Son regard balaya la ruelle. Peut-être aurait-elle dû chercher refuge auprès de la garde, espérer leur protection et des soins. Un groupe d’hommes bien armés aurait plus de chances face à ses deux ennemis. Mais la pensée la fit hésiter. Il avait réussi à la duper si facilement, à se faire passer pour un homme ordinaire, alors qu’il n’en était rien. S’il y en avait d’autres comme lui à Eldham, ce serait un massacre. Et cela, elle ne pouvait le permettre.

À contrecœur, Lilya choisit une direction opposée. Elle traîna sa jambe blessée, avançant aussi vite que possible, se cachant instinctivement à chaque bruit suspect, derrière un mur, un tonneau, tout ce qui pouvait la rendre invisible dans l’obscurité. L’envie de demander de l’aide était puissante, presque irrépressible. Chaque silhouette croisée était une tentation de supplier pour un abri, une protection. Mais elle se retint, la rage et la douleur se mêlant dans son esprit. Chaque pas lui rappelait la perte de Salira, le craquement sinistre qui avait résonné, brisant bien plus que des os. Si seulement elle avait été plus rapide, plus prudente. Mais les regrets étaient inutiles.
Retourner à la taverne n’était pas une option. C’était sûrement le premier endroit où les purgateurs chercheraient. Fuir était sa seule chance. S’éloigner assez loin, assez vite, pour attirer ses ennemis ailleurs, loin des habitants qu’elle voulait protéger. Un acte suicidaire, mais elle n’avait pas d’autre choix.

Elle progressa dans l’ombre, rasant les murs, jusqu’à apercevoir enfin les chevaux, immobiles là où ils les avaient laissés. Elle attendit, guettant un mouvement, une ombre dans la nuit tombante, mais rien ne bougea. Le silence régnait. Elle s’approcha prudemment, se rapprochant des montures, le cœur battant à tout rompre. Quelques mètres la séparaient encore de sa liberté, de la possibilité de s’échapper. Mais son élan fut brisé net. Le purgateur apparut soudain de l’obscurité, ses mains encore tachées du sang de Salira.
Lilya sentit son cœur s’arrêter. Elle chercha instinctivement son arc, prête à tirer une flèche entre les yeux de l’homme. Mais son arme, elle l’avait perdue, abandonnée lors de sa chute. Pas de lame cachée dans ses vêtements, pas de défense possible. Rien.

— N’approchez pas ! lança-t-elle, la voix tremblante de colère et de peur.
— Ou quoi ? Tu nous fais un petit tour de passe-passe ? répliqua l’homme avec un sourire moqueur.

Elle recula, ses pas lents et hésitants, tandis qu’il avançait, implacable. Elle voulait utiliser sa magie, mais ses émotions la rendaient instable, incapable de se concentrer suffisamment pour créer une défense efficace. Alors, elle se baissa, ramassant une pierre plus grosse que les autres, ses bords légèrement aiguisés.

— Approchez, et je vous la fais goûter , menaça-t-elle, tenant la pierre fermement, prête à se battre pour sa vie.