FB| The wolf and the moon

Quel spectacle cela devait être pour les quelques personnes qui croisaient la route de ce colosse de cuivre. Simplement vêtu d’un pantalon noir -qui contrastait grandement avec la clarté de sa peau-, et d’une chemise autrefois beige mais aujourd’hui marquée par les affres de sa réalité, le géant avançait. Il ne se souciait guère des regards curieux, étonnés qui le dévisageaient. Du haut de ce presque siècle, il était coutumier du fait. Ses bottes claquaient sur les pavés et les échos de ses talons se perdaient parfois dans les remarques murmurées, avalés par des exclamations silencieuses, des regards trop grands dans lesquels brillaient autant l’admiration que la crainte. Devant lui, la vie nocturne de la rue s’écartait, faisait place à cette bête foire comme si sa simple présence la repoussait, la chassait à la seule force d’une aura aussi remarquable qu’intouchable. Le colosse était de ces légendes que l’on contait aux enfants d’Atalan, de ces mythes qui effrayaient et inspiraient la jeunesse d’un Empire désabusé. À cette heure, en plein milieu d’une nuit étoilée, là où loin des tavernes les loups chassaient, aucun parent n’aurait pu avoir le plaisir de pointer le géant du doigts, montrant à un enfant que parfois, les monstres étaient réels.

Pourtant, malgré en extérieur, les battements de cette pluie de regards et, en intérieur, une tempête qui n’aurait jamais de fin, Agarwaen agissait pour la bonne cause. À ses côtés -ou plutôt au bout de sa main droite, refermée sur un col de chemise-, un homme inconscient se faisait trainer depuis quelques rues maintenant. Loin de là d’où il venait, quelque part dans une auberge dans laquelle l’équipage du Blackthorn avait mis pied à terre, une bagarre avait éclatée. Rien d’anormal dans la basse ville, la routine sans doute pour ceux qui avaient pour habitude de vivre près du port d’Orveil. Une tradition pour les marins qui avaient passé trop de temps en mer, qui avaient depuis longtemps oubliés ce qu’était la civilisation et ses règles tacites. Les taverniers étaient usés, fatigués que chaque navire jetant l’encre dans le port apporte son long de tables cassés, de chaises brisées et de sang à nettoyer. Et justement, c’était dans l’une de ces tavernes qu’un bref échange physique avait eu lieu entre deux hommes, l’un appartenant au bateau pirate. Ce-dernier avait littéralement détruit son adversaire sans que qui que ce soit de censé n’intervienne. Dans un silence de mort, Agarwaen -qui s’était pourtant juré de ne jamais suivre les hommes du Blackthorn dans leurs dérives, était entré dans la taverne pour séparer les deux hommes. Ou tout du moins, sauvé ce qu’il restait du gamin que le pirate avait amoché.

Lorsque l’elfe noir avait passé le pas de la porte, les voix s’étaient tue mais celle qui résonnait dans son esprit tourmenté s’était élevée. Elle s’était faite tellement ferme, tellement puissante et vindicative qu’il avait failli s’abandonner à ses ordres. Il avait manqué de lui donner raison, de laisser ce terrible frisson sur son échine parcourir le reste de son corps. Un instant, le temps d’un battement de cil, l’elfe avait hésité à continuer et l’idée, l’envie et le besoin de faire demi-tour lui avait été sommé par ce qu’il restait de sa conscience. La voix avait martelé, ordonné, commandé et elle souhaitait pardessus tout que sa volonté soit respectée, exécutée. Elle réclamait des os broyés, elle exigeait des corps déchirés, elle demandait du sang. Rista i rhaw ! Batha i thôl ! Sog i gwaew !. Il était le seul à entendre ces mots, ce langage d’une jeunesse lointaine qui n’avait que de rares fois franchi la barrière de ses lèvres masquées par une barbe trop fournie. Bien qu’entouré par l’équipage du Blackthorn, par la vie qui parfois grouillait dans les cités qui leur servaient d’étapes, il était seul et la voix le savait. Elle était un mal pernicieux qu’on avait enfoui au plus profond de son être, qu’on avait ancré à son âme et que rien dans ce monde ne pouvait détacher. Elle le tourmentait autant qu’elle l’accompagnait, depuis un temps que les hommes avec qui il évoluait n’avaient jamais connu. Elle rongeait sa conscience et à chaque fois qu’elle se faisait plus pressente et présente, elle menaçait de faire céder les barrages mentaux qu’il érigeait. Et pourtant, comme cela arrivait parfois, Agarwaen avait su résister. Il n’avait pas concédé de terrain face à l’appel de la violence et de la destruction, il était resté lui-même et la voix, pour quelques heures, s’était éteinte.

Arrivé à destination, là où ses pas l’avaient guidé, le géant de cuivre s’arrêta un court instant. Il tourna légèrement la tête sur le côté et son regard s’abaissa afin de s’enquérir de l’état du gamin qui pendait au bout de sa main. Un elfe, comme lui et à en juger par la couleur de sa peau, clair et finement rosée par les lueurs d’un soleil sans doute filtré, il devait être issu des bois de l’est. Quelques secondes seulement, il se surprit à étudier les traits de celui qu’il avait sauvé d’un passage à tabac qui lui aurait couté la vie. Le temps d’un battement de cœur, dans la clarté brumeuse d’une demi-lune, l’expression d’Agarwaen s’adoucit alors que de lointains souvenirs remontaient à la surface. À travers les traits juvéniles de cet elfe, c’était une autre version de lui qu’il voyait, c’était un chapitre de sa vie qu’il revivait, les lignes d’un temps où tout allait bien, ou tout ne pouvait qu’aller mieux. Puis il s’écarta de cette vision, quittant les traits endormis de l’adolescent en poussant hargneusement la porte de l’hospice. Les regards se tournèrent vers lui, habillés d’une surprise non feinte autant suite au bruit qu’avait fait la porte en claquant que face à ce qui se dessinait dans l’encadrement de cette-dernière. Sans un mot, Agarwaen s’avança de quelques pas et guérisseurs comme guérisseuses s’écartèrent sur son passage. On lui adressa la parole, on s’enquit de sa venue et de ses intentions mais le mutisme du géant fut la seule et unique réponse. Les habits blancs maculés de boue et de sang, les foulards précaires masquant des visages épuisés reculaient et le géant avançait. Enfin, il souleva le corps inerte du jeune elfe sylvain -toujours d’une seule main-, et le déposa avec une surprenante délicatesse sur l’un des lits improvisés.

Et toujours muet, Agarwaen fit demi-tour. Il fit le chemin inverse alors que l’agitation qu’il devait y avoir dans ce lieu s’était stoppée pour lui, alors que le temps dans cette sorte de dispensaire semblait être suspendu. Mais avant de quitter les lieux, il s’arrêta car quelque chose, une impression, le dérangeait. Sur le pas de la porte, il tourna la tête et son regard de jade chut sur une étrange silhouette. C’était une femme -à en juger par sa frêle carrure- à peine dissimulée par des vêtements amples, cristallins et d’une transparence similaire à l’eau des rivières qu’il avait connues. Ses yeux étaient rivés sur elle, comme magnétisés car, elle dégageait quelque chose que les autres personnes dans cette pièce n’avaient pas. Elle aussi semblait posséder une aura particulière, un élément qui la rendait unique et inévitable dans ce décor macabre. Et la manière dont elle était vêtue donnait l’impression qu’elle flottait au-dessus du sol, que le moindre de ses mouvements aurait été doué d’une harmonie et d’une grâce certaine. Agarwaen fronça ses épais sourcils, inclina légèrement la tête cherchant un moyen de la lire, de comprendre qu’elle était cette créature drapée d’un mystère translucide. Sa bouche s’entrouvrit, ses lèvres frémirent et pourtant, aucun son ne remonta le long de sa gorge. Bien qu’intrigué par ce pressentiment, par cette présence qu’il aurait qualifiée de mystique, il se détourna et sortit de l’hospice, fermant la porte plus soigneusement qu’il ne l’avait ouverte.            

Ses bottes frappaient à présent le pavé humide des rues avec une régularité monotone mais, malgré la vision de cette femme, son esprit était loin, emporté par réminiscences qu’il tentait désespérément de réprimer. Devant lui, la ville s’étendait maintenant avec une tranquillité trompeuse. Les bâtisses de pierre, aux toits parfois recourbés, semblaient observer chaque mouvement de ce géant dont la carrure contrastait dans cet endroit du continent. Autour de l’elfe qui, autrefois, portait un autre nom, une fine brume s’élevait depuis les ruelles sinueuses, enveloppant le chemin qu’il empruntait, drapant le colosse dans une sorte de voile fantomatique. Ses pensées, telles des ombres dansantes à la lueur d’une fragile bougie, vinrent à nouveau le harceler, l’étouffer. Le regard vide, entouré de cet épais manteau de fourrure qui ajoutait encore plus de caractère à son aspect bestial, il se remémorait des scènes qu’il aurait préféré oublier. Des visages et des voix s’imposaient à son esprit, notamment celle de Caliawen : sa femme, celle qu’il avait tué de ses propres mains. Lors de cette tragique nuit où la folie avait régnée, l’honneur, l’amitié et l’amour avaient été piétinés, annihilés par le déferlement d’une violence innommable.

Deux choses, deux visions, avaient eu le malheur de lui rappeler ses origines, de le pousser à se souvenir des siens ; les Ilúvëon Cemenello. Dans un premier temps, cela avait été les traits de ce jeune elfe inconscient, qu’il avait ramené à l’hospice, avaient fait s’imposer des souvenirs lointain, mais jamais oubliés. L’éclat de l’innocence sur son visage et tout simplement sa race, avait poussé Agarwaen à agir pour le bien de cet autre, qu’il aurait considéré comme un frère, dans un autre temps, à une autre époque. Ce qu’il avait fait pour lui, il aurait voulu le faire pour tous les siens qu’il n’avait pas pu sauver de sa propre personne. Et il y avait eu cette femme, une elfe elle aussi, le géant en aurait mis sa main à couper. Deux magriels dans la même journée, il était bel et bien maudit, voué à être hanté par les actes barbares de son histoire. À la différence du jeune inconscient qu’il avait transporté et déposé comme un vulgaire fétu de paille, la femme avait littéralement happé son attention. Dans l’échange d’un regard autant que dans la contemplation silencieuse de cette aura mystique qu’elle dégageait, elle lui avait rappelé ce qu’avait été la doucereuse caresse de ses jeunes années.

Le vent s’engouffra soudain entre les ruelles et Agarwaen tira sur le col de fourrure de son manteau sombre pour le remettre en place. Il croisa à nouveau quelques badauds et bien que leur présence se fasse plus rare, ils étaient toujours autant interloqués par cette ombre gigantesque aux reflets de cuivre, qui se fondait dans la noirceur de la ville. Agarwaen leva les yeux vers les étoiles et grimaça face à leur éclat terni par la brume. Cela faisait des décennies qu’il n’avait plus parlé aux siens. Elfes noirs, sylvains ou des montagnes, immortels dans leur sagesse et leur mélancolie, étaient pour lui les vestiges d’un monde dont il ne faisait plus partie. Pourtant ce soir, le destin lui avait remis sur son chemin deux de ces êtres si familiers et cependant si étrangers. La plaie de l’âme, aussi ancienne soit-elle, avait été rouverte et la douleur du passé refaisait surface, effritant les murs qu’il avait érigé autour de son cœur et de son esprit. Laissant échapper un grognement sourd, le géant se renfrogna et accéléra la cadence.

Mais dans son dos, une voix s’éleva. Agarwaen reconnu aussitôt la langue utilisée. L’accent était marqué par une fluidité douce et mélodieuse, évoquant la nature même d’un environnement forestier. Un milieu où les sons se mêlaient à celui des feuilles bruissant dans le vent. Tawarwaith, pensa le géant : Le peuple de la forêt. Sur l’instant, il ne jugea pas utile de se retourner, quand bien même elle l’interpellait, d’une part parce qu’il savait que cette voix appartenait à l’elfe de l’hospice et d’autre part, parce qu’il n’avait aucune raison de s’arrêter. Toutefois, il avait remarqué que la prononciation de ces quelques mots n’était pas parfaite, qu’elle trahissait un certain manque de pratique. Elle aurait pu s’adresser à lui dans le langage courant mais, elle avait fait l’effort d’utiliser sa langue natale ce qui, pour le coup, avait beaucoup plus d’impact sur le géant. En effet, après quelques pas supplémentaires, comme s’il avait pour simple objectif d’ignorer sa requête, il se stoppa lentement et ses épaules s’affaissèrent.

- I aníreg lín ú-bedin, edhel, gronda sobrement le géant, de dos, ayant à peine tourné son visage pour entrapercevoir la silhouette de son interlocutrice. Son elfique n’avait rien à voir avec celui de la femme. Sa prononciation était plus sèche, moins roulante sur les consonnes fricatives, plus incisive dans son ensemble ; un dialecte né dans la terre et la pierre. Ce qu’elle espérait ne l’intéressait et il le lui faisait savoir, à sa manière, sur un ton sans équivoque, en l’appelant elfe. Et pourtant, il avait arrêté ses enjambées titanesques et s’était presque statufié au son de cette voix qui faisait ressurgir ce qu’il était intrinsèquement. - Ethon hën uín adh, ajouta-t-il sans bouger d’un iota, campé sur sa position. Le géant avait raison, il n’avait fait qu’aider ce garçon, rien de plus.

- Nadad, má le chennas na í thaur. Carad ! Á gohíron na í tharo. En prononçant cette dernière phrase, Agarwaen avait légèrement pivoté, offrant son profil à l’elfe, la gratifiant d’un regard on ne peut plus sombre, dans lequel brillait une lueur de défi. Si elle désirait qu’il se rende aux autorités, qu’elle l’emmène de force, mais il faudrait qu’elle en assume les conséquences. Relevant son menton hirsute et cuivré face à la totale inaction qu’il attendait de sa part, il laissa échapper un court grognement que l’on pourrait qualifier de satisfait et se détourna, prêt à reprendre sa route.