dies iræ.

Il a couru, longtemps. Personne n’était encore lancé à ses trousses car personne ne pouvait savoir qu’il était parti. Puis, à bout de souffle, il a marché, et marché, sans ralentir ni jeter un regard par-dessus son épaule. Il lui a semblé qu’au moindre arrêt, à la plus petite halte qu’il s’accorderait, ce serait fini et il serait mort. Par instinct, et peut-être par chance, il a fini par se rendre où on ne penserait jamais à le chercher – une crique encastrée, dont les falaises plongent moitié dans le fleuve moitié dans la végétation – et, là, épuisé de sa fuite, la respiration réduite à un sifflement douloureux et le myocarde atone, il s’est écroulé de fatigue contre la roche et s’est endormi malgré lui.

Aussi, le réveil est brutal. Ses repères sont confus, à la fois grignotés par la lumière déjà puissante du jour et un sommeil sans rêve qui ne l’a guère soigné. Il a comme oublié où il est. Et ce qu’il a fait. Peu à peu, les souvenirs et les sensations lui reviennent, à commencer par la douleur dans ses membres inférieurs, repliés sous lui dans une position peu naturelle. Ce n’est rien, cependant, en comparaison du brasier qui éclate dans ses tripes à la seconde où il s’aperçoit de sa présence tout à côté : « Par Fimjir, qu’est-ce que tu fais là ?! » Il a cru qu’on ne le trouverait pas, car personne ne connaît cet endroit. A part elle, se souvient-il enfin, comme il l’emmenait jouer et tenter d’oublier, même un instant, la purge interminable de leur vie à Divine. Elle est encore si jeune, Ashara. Elle n’est certes pas fragile ; aucun de ces enfants abandonnés au dieu-mort ne l’est. Mais il subsiste une essence quelconque, quelque chose que Szar peut percevoir et qu’il s’était juré de protéger. C’était son devoir, même s’il se l’était fabriqué et qu’aucun.e n’avait rien exigé de lui. Et c’est ce feu-là, cette vindicte particulière qu’il peut distinctement lire dans les pupilles d’Ashara et son air perpétuel de gamine. « Il faut… dit-il en se mettant laborieusement sur le côté puis sur ses pieds. » Elle pourrait comprendre. Il pourrait lui expliquer. Mais il a choisi de partir sans un mot. Il a fait le choix de l’abandonner. « Il faut que tu rentres. » Il ne lui propose pas de venir avec lui. Il n’y pense même pas. En partant, il a tranché de tout laisser derrière lui. Une fraction de son être se met alors à hésiter. Peut-être qu’il peut. Peut-être qu’il doit. Peut-être qu’il a besoin qu’au moins l’une d’entre eux ne le déteste pas. Car il est finalement beaucoup plus difficile d’affronter la pureté – fut-elle cannibale – du regard d’Ashara que de partir en soi. Comme il ne va pas manquer de s’en apercevoir très bientôt, c’était même le plus simple. « Va-t’en. » A mesure qu’il parle, Szar ne se fait pas d’illusion : elle ne souhaite pas l’accompagner, où que ce soit. Elle n’est pas du genre à fuir. Elle n’en a même aucune envie. Elle ne peut pas comprendre, même s’il était capable de s’expliquer. C’est une chose en lui, qu’il a combattu de tout son soûl, mais voilà : il a perdu. Après trente ans d’une guerre intérieure, qui l’a saigné jusqu’au dernier balbutiement d’humanité, Szar s’est rendu. Or, parmi eux, on ne se rend ni n’abandonne jamais. Ni Fimjir ni les autres. On n’abandonne pas Ashara, Nithya, Elio… « VA-T’EN ! » Sa propre colère le surprend. Elle a surgi, soudain. Comme ces larmes absurdes qui s’étalent sur ses joues.

Ashara se souvenait de la première fois où elle avait remarqué Emhyr. Cela avait été peu de temps après son arrivée à l'orphelinat et en voulant faire un sortilège puissant, elle s'était brûlé gravement la main. La première brûlure dont elle porterait les cicatrices. Emhyr était venu la voir, sur son matelas usé et troué par les dents des souris qui survivaient comme elles le pouvaient, comme les enfants de cet endroit. Il lui avait chanté une chanson qui l'avait fait rire. Le son l'avait étonné quand il était sorti de sa bouche. Depuis la mort de son frère, elle n'avait pas ri ou sourit. Soudain, elle avait eu l'impression que le monde autour d'elle reprenait des couleurs. Emhyr avait été le restaurateur du tableau morose de sa vie. Après cela, elle l'avait toujours cherché dans la foule, avait toujours cherché sa compagnie. Elle souriait avec lui, elle riait avec lui, elle oubliait surtout. Puis il était parti un jour, laissant ses pinceaux et le tableau craquela face à l'abandon de son maître d'œuvre.

Il était parti. Ashara se répétait cette phrase encore et encore comme le refrain funeste d'une marche funèbre qu'elle commençait à écrire et qu'elle continuerait à coup d'encre sanglante. Ashara aurait préféré qu'il soit mort, cela aurait été plus facile à expliquer, moins douloureux et peut-être que l'organe dans sa poitrine aurait moins saigné. Il était parti. Il l'avait abandonné. L'air, lui semblait rempli d'acide lui brûlant la gorge. Elle toussa pour enlever cette sensation risible avant d'arrêter d'essayer. La douleur avait toujours été son exutoire, le seul moyen d'arrêter de penser. La douleur arrêtait tout sur son passage même l'humanité si on insistait. Parfois, elle n'attendait que le moment où sa lame toucherait sa peau pour lui donner ce petit avant-goût de l'Autre-Monde. Cette capacité à aimer la douleur avait fait d'elle l'élève la plus assidue, celle qui enseignait ses méthodes aux autres enfants pour qu'ils deviennent comme elle ; des soldats de Fimjir. En tant que soldat de Fimjir, elle devait éliminer la mauvaise herbe, accomplir la justice divine. Pourtant... Elle regarda le poignard à ses hanches, se mouvant dans l'obscurité comme un chat invisible. Ombre dans les ombres.

Pourtant, le chat doit sortir de l'ombre pour attraper sa souris. Elle avait longuement pensé à l'endroit où le fuyard aurait pu partir, mais elle le connaissait comme elle connaissait tous les gens qui l'entouraient ; par l'observation. Parfaite petite prédateur, elle avait toujours une oreille qui traînait, avait toujours su imiter pour mieux devenir le miroir de l'autre en cas de combat. Cela était devenu aussi facile que d'enfiler un manteau pour elle. Elle l'avait rapidement retrouvé. En le regardant dormir aussi serein, elle avait été tenté de lui trancher la gorge pour l'affront que son existence faisait à la sienne, pour lui causer une douleur semblable à celle qu'elle avait dans la poitrine. En le regardant se lever à la vitesse d'un ivrogne, elle comprit qu'Emhyr n'avait jamais été destiné à Fimjir. Fimjir détestait les faibles. Cela, le coven lui avait martelé dans la tête et l'homme qu'elle avait en face d'elle n'avait jamais pu faire partie du coven. Pas véritablement, pas quand il chantait ou riait au milieu du silence et des cris. Ainsi, c'était un choc pour elle de l'entendre crier. Il avait toujours parlé calmement, chuchoté parfois, mais jamais crié. Surtout pas contre elle. C'est la surprise de l'entendre élever sa voix qui la fit sursauter.

« Tu fais un piètre fugitif. J'ai retrouvé ta trace en moins de deux jours. » L'arrogance était préférable à la mer qui grondait dans son ventre. La colère était préférable à la tristesse de le voir pleurer, lui qui avait toujours ressemblé à la lumière plutôt qu'aux ténèbres. Si Ashara avait toujours été la nuit la plus sombre, elle aimait à penser qu'Emhyr avait été l'aube de celle-ci, la seule lumière arrivant à percer l'horizon sous le manteau noir de ses ténèbres. Elle raffermit sa poigne sur son poignard, évaluant les alentours pour ne pas croiser son regard « C'est donc ce lieu que tu préfères à nous. » À moi, avait-elle envie de hurler aussi, mais elle se retint. Aussi observatrice qu'elle se targuait d'être, elle n'avait jamais soupçonné Emhyr de vouloir partir. Peut-être parce qu'il faisait partie des rares personnes qui avaient un jour bénéficié de sa confiance aveugle. Ou peut-être avait-elle été volontairement aveugle aux changements de comportements de l'homme. L'aveuglement était parfois préférable à la cruelle vérité. Est-ce qu'elle l'aurait suivie si elle avait su ? La question la hantait et pourtant, la réponse était claire dans son esprit ; sa place était auprès de son Père, auprès de Fimjir. Surtout, elle ne pouvait laisser Nithya derrière elle. Elle ne pouvait pas lui faire ce qu'Emhyr venait de leur faire à toutes les deux. Cette pensée glaça ce qui restait de sa colère. La glace finirait par fondre, mais pour l'instant, le calme était revenu dans son esprit « Les questions sont généralement posées par ceux qui ont du pouvoir et ici, c'est moi qui les pose. » Dit-elle en jetant un regard appuyé aux nombreuses armes visibles à ses hanches « Pourquoi ? »