He's finally here (Corvo)

Erika n’avait aucune envie de rester là à rien faire. Elle sentait bien que les derniers jours de libertés arrivaient et sans doute à raison, avec ce qu’il se passait au-dehors des murs du château. La princesse ne s’était jamais approchée de la ville, restant dans la sécurité de la forêt alentour. Elle s’était pourtant promis d’y aller un jour, dissimulée sous une cape. Peut-être pas aujourd’hui, ni même dans l’immédiat, la menace était trop grande, mais elle espérait que ceux qui avaient tué l’archonte seraient vite attrapés. Elle pouvait toujours rêver.

Le temps n’était pas vilain malgré l’ambiance morose. Les gardes étaient à l’affut d’une menace, et le château semblait sur le point d’exploser. En soupirant, Erika se glissa dans les couloirs, vêtue d’une tenue pratique, et suivie de son fidèle Aragost. Elle allait là, s’arrêtait dans ce couloir, observait les environs. Puis elle sortit dans les jardins, faignant de s’intéresser à l’une ou l’autre plante pourtant jolie. Le loup n’était pas ravi de la suite des opérations et avait tenté de la dissuader tout le long de leur promenade. Mais rien n’y faisait. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle se vide la tête, qu’elle respire. Qu’elle voit autre chose que les murs de sa chambre ou la couleur fade du couloir. Son Empereur de père était fort occupé, et cela pouvait se comprendre. Sa mère était quelque part dans le château et Isabeau était sûrement occupée à apprendre comment gérer ce genre d’incident.

Et elle, elle dépérissait.

Enfin, façon de parler.

Erika ne comptait pas aller bien loin du château. Juste s’asseoir à un endroit, profiter du calme, du doux soleil et de l’occasion de sortir. Encore une fois. A croire qu’elle ne prenait pas cette menace au sérieux. Peut-être que si. Peut-être que l’adrénaline de cette ombre menaçante la rendait dépendant à l’envie d’en faire toujours plus. Aragost était aux abois, les oreilles tendues à l’écoute d’un éventuel danger, son regard n’était pas tranquille. Et pourtant, ils n’étaient, pour une fois, vraiment pas loin du château.

Perdue dans ses pensées, occupée à tenter de faire des nœuds dans une brindille, Erika ne voyait pas le temps passer. Ses pensées dérivaient sans vraiment arriver à se fixer, le regard perdu. Le temps peut sembler bien long lorsque l’on s’ennuie. Elle fut interrompue par un coup de museau sur son bras. « Aller, on y va, le soleil commence à descendre. » Erika le regarda et soupira, levant les yeux au ciel. Elle était pourtant bien ici, assise dans l’herbe, à regarder le temps passer. Néanmoins, elle se leva, s’épousseta et suivit son chien d’un pas tranquille. Elle regretterait sûrement un jour sa nonchalance, mais pas aujourd’hui.

Passant le mur sous les yeux des gardes, Erika releva le menton, les défiants de dire quoique ce soit. Enfin, ça, c’était avant. Avant de tomber sur le visage de son oncle qui semblait l’attendre de pied ferme. « Tu aurais pu me dire qu’il était là ! » lui murmura-t-elle.

Et Aragost, sans une réponse, trotta un peu plus loin.

Erika ne savait pas comment réagir. Lui ferait-il la leçon parce qu’elle était sortie ou passerait-il l’éponge ? Il n’était pas son père, il n’avait pas à s’inquiéter de sa sécurité. Pourtant, le visage de la princesse s’illumina.

« Hey, Captain ! »

C’était ça, son oncle, un surnom idiot mais qui était resté. Et sans attendre, elle alla se blottir contre lui comme elle l’avait toujours fait. Comme il l’avait toujours autorisé à le faire. Elle aimait le voir rentrer parce qu’il était toujours envoyé si loin pendant si longtemps qu’il lui manquait. Corvo la comprenait. Du moins, en bonne partie. Et ça, c’était loin d’être négligeable.

« Je ne savais pas que tu étais revenu ! »

Elle aurait pu s’en douter au vu des événements, mais avait dû manquer son arrivée, trop occupée à tenter de s’évader du château pour l’énième fois depuis la mort de l’archonte. Elle s’éloigna d’un pas, toujours un sourire aux lèvres. Les yeux brillants, elle savait aussi qu’ils allaient pouvoir continuer la leçon là où ils l’avaient laissé la dernière fois.

« Si tu es là, c’est quand tu as un peu de temps pour moi ? »

Murmura-t-elle, dans l’espoir que ce soit effectivement le cas. Elle aimait leurs sessions d’entrainement, difficiles et pénible, souvent rageantes tant elle manquait d’expérience. Mais Erika ne se laissait pas impressionner et elle se relevait toujours à chaque chute. Elle voulait être meilleure, savoir se battre, et se défendre surtout. Et pour cela, même si elle devait être couverte de bleus ou d’entailles, elle s’en fichait. Il lui donnait, sans le vouloir, un exutoire pour toute cette frustration et cette colère qu’elle ressentait.

Et peut-être aussi qu’il ferait l’impasse sur sa sortie non autorisée.
Non ?

cw: mention d’assassinat, de combats.

Malgré la terreur qui régnait à Dynacairn et dans tout Orcylin, le château impérial était relativement calme, comme si une chape de plomb l’avait recouvert. Corvo était arrivé une heure auparavant après des mois d’absence et avait pris la pleine mesure de la gravité en discutant avec les autres conseillers.ères. L’assassinat de Morynvail était d’autant plus frais qu’il l’avait appris en retard, lorsqu’il avait franchi la frontière du pays laëris et qu’un héraut s’était précipité sur la cohorte militaire pour le trouver sur son destrier.

Le général n’avait pas eu le temps de prendre son bain habituel et de ripailler aux cuisines, seulement de se délester de son armure légère et de son épée, qu’il enchaînait déjà conversations officieuses et entretiens officiels. Il était en train d’échanger avec l’archonte de Dynacairn lorsqu’une silhouette familière, vue à travers fenêtre, attira son attention. Corvo n’avait pas pour autant coupé là sa conversation, préférant d’une part recueillir tout ce que l’archonte avait à lui renseigner sur les évènements, et d’autre part taire la petite escapade dont sa nièce se rendait coupable ; il s’agissait de ne pas mettre en lumière l’inconscience déjà suffisamment flagrante de la princesse impériale.

Quelques minutes plus tard, Corvo l’attendait à l’entrée du château. Les deux gardes postés de part et d’autre étaient livides, puisqu’il venait de leur annoncer être rétrogradés aux cachots (laissant planer le doute sur la signification : allaient-ils se retrouver devant, ou derrière les barreaux). Il ignora sciemment Aragost, le chien mi-loup de sa nièce, qu’il ne se décidait pas à voir autrement qu’en simple animal de compagnie, tout comme il ne se décidait pas à voir l’hermine d’Isabeau autrement non plus (croire le contraire aurait précipité bien des drames), et accueillit Erika avec un sourire qu’il ne se résolut pas à lui refuser.

“Votre Altesse,” répliqua-t-il par habitude au sobriquet dont elle le gratifiait depuis qu’elle était petite, donnant à la formulation sentencieuse un petit quelque chose d’exagéré et de surjoué. Il la réceptionna dans ses bras et l’étreinte fut aussi familière que chaleureuse. Il la détacha finalement de lui, ses deux mains immenses entourant ses épaules tandis qu’il la dévisageait en feignant l’agacement. “Si tu pouvais arrêter de grandir, Erika. Ce n’est pas très aimable de ta part de rappeler à ton oncle qu’il vieillit.” Il y avait du vrai. Il lui semblait qu’hier encore sa nièce était une petite fille qu’il pouvait soulever dans ses bras comme un sac de farine. Une chose n’avait en revanche pas changé, les brindilles et autres témoignages de fuite dans les bois qu’il pouvait trouver dans ses cheveux.

Corvo épingla une feuille de gland restée accrochée sur les mèches tirées de la princesse. “Je suis là pour te rappeler qu’il est dangereux de sortir, puisque celles et ceux dont c’est la charge en sont incapables.” Il y eut une petit bruit d’armure qui cliquette parmi les deux gardes. Corvo se demanda très sérieusement s’il ne devait pas aller montrer l’état du corps de Morynvail à Erika pour la choquer au point qu’elle ne recommençât pas ses escapades. C’était ce qu’il aurait fait si elle avait été sa fille. Sans tout à fait reléguer cette idée aux oubliettes, il soupira, laissa tomber la feuille de gland sur la pierre du parvis, puis prêta son bras à sa nièce pour l’enjoindre à marcher ensemble. “Viens. Raconte-moi tout ce que j’ai raté.” Son sourire était revenu, et avec lui une certaine bonne humeur qui contrastait avec l’atmosphère de deuil et de gravité. La mort lui était après tout commune. Et une part au fond du général, hélas sanguinaire, considérait la menace comme un prétexte tout trouvé pour repartir au combat.

Ce faisant, ils prirent naturellement le chemin des salles d’entraînement soldatesques. Non pas pour s’y exercer, car ils avaient préféré depuis toujours l’une des cours intérieures les plus éloignées de la vie du château, mais pour récupérer les deux épées d’entraînement qu’il leur faudrait. Il savait pertinemment qu’Erika n’attendait que ça : en découdre avec la terre entière.
Comme ils étaient semblables…

Elle ne pouvait pas s’empêcher d’attendre avec impatience le retour de son oncle. Il rendait la famille plus vivante, plus joyeuse, moins formelle et surtout, il parlait à ses nièces. Peut-être que la famille Helemys s’était laissé prendre au jeu des habitudes, de la vie quotidienne qui recommençait inlassablement. Ils ne se parlaient plus, ne riaient plus ensemble et passaient leurs dîners presque dans le silence. Le couple impérial n’en était plus que de nom, les filles parfois obligées de subir la présence de maitresses plus qu’encombrantes, les rires n’étaient plus que les fantômes de souvenirs joyeux. Restait encore les jumelles qui s’aimaient et le peu de temps qu’elles passaient ensemble, elles tentaient de le faire bien. Ce n’est que quand Corvo rentrait que les sourires semblaient se délier. Erika savait que le repas serait bien plus amusant que la veille.

La princesse entendit son titre, sonnant de façon exagérée dans la bouche de son oncle. Elle souriait, amusée, et constatait avec soulagement que tout n’avait pas changé. Même s’il y avait eu un mort, son oncle semblait avoir mis cet événement de côté pour venir la voir. Et ça, ça la rendait heureuse. Heureuse de constater qu’elle comptait pour quelqu’un, même un tout petit peu. Elle ne demandait qu’un peu d’attention, Erika, et surtout celle de son père ; ce qu’il lui refusait. La jeune femme le regardait en souriant, une étincelle dans les yeux.

« Mais tu vieillis, mon oncle. Je dirais même que tu sembles te tasser à chaque fois que je te vois. »

Elle le regarda de haut en bas en lui tapotant doucement l’épaule de façon exagérée, comme si elle était désolée. Elle ne pouvait pas s’empêcher de lui répondre et c’était toujours mieux de concentrer l’attention de son oncle sur sa pique que sur la feuille qui était apparemment restée coincée dans ses cheveux. Zut. Ça non plus, Aragost ne lui avait pas dit. L’avait-il fait exprès ? Erika tenta de le savoir mais le loup repoussa son esprit et pendant une seconde, elle fronça les sourcils. Le regard de la princesse tomba sur Corvo qui lui expliquait être juste là pour sa sécurité. Elle jeta un œil vers les gardes qui ne semblaient pas dans leur assiette. Haussant les sourcils, elle les observa un instant avant de regarder son oncle. Elle ne savait pas ce qu’il leur avait dit, mais visiblement, ce n’était pas très sympathique.

« Mais je n’étais vraiment pas loin et puis j’avais Aragost pour me protéger ! »

Elle savait pourtant qu’il avait raison mais refusait de le dire, et même de le penser. Personne n’avait jamais empêché Erika de passer les murs du château et même les punitions de son père ne l’avait jamais dissuadée de recommencer. Erika continuait de penser qu’elle ne craignait rien. Utilisant l’adrénaline d’un moment interdit pour en faire toujours plus.

Pour se sentir vivante.

Elle prit le bras que lui offrait son oncle et se mit à réfléchir. Tant de choses s’étaient passées depuis son départ.

« Les repas sont d’un ennui mortel, père et mère semblent ne plus savoir comment sourire ; Isabeau est toujours occupée à apprendre son futur rôle ; j’ai trouvé un garde endormi l’autre jour ; j’ai aperçu un bel homme que je ne connaissais pas, il est venu au château il y a quelques jours et mon précepteur est parti du jour au lendemain… Il voulait m’apprendre à satisfaire les exigences de mon futur mari. »

Erika avait été outrée de la leçon de son précepteur. Assez que pour tenter de le faire fuir, ce qui n’avait pas manqué. Elle avait vu le regard de son père ce jour-là, et il avait mieux fallu ne pas trainer dans ses pieds. Ce n’était pas le premier qui s’en allait, ni le dernier, mais Erika n’avait pas tenu à rester à portée de son regard pour découvrir le fond de sa pensée. Elle le confronterait un autre jour. C’était à ce moment-là qu’elle était tombée sur un homme plutôt charmant. Rien ni personne ne l’empêchait de regarder. Elle ne savait rien de lui et n’avait pas cherché à en savoir plus, car cela lui faisait irrémédiablement penser à celui qu’elle avait aimé brièvement il y a quelques années.

Ils prirent un chemin qu’ils connaissaient par cœur. Erika ne demanda pas ce qu’il faisait en dehors des murs du château, elle s’en doutait sans vraiment concevoir totalement son travail. De toute façon, il semblait vouloir la préserver à chaque fois qu’elle avait demandé.

Enfin ils arrivèrent à destination, munis des deux épées d’entrainement. Erika en pris une et l’observa distraitement. Légèrement coupante mais pas assez pour causer d’importants dégâts, elle était pourtant habituée à cette épée. Cela faisait des mois qu’ils venaient ici, que Corvo entrainait Erika. Qu’il lui permettait de se libérer. Mais la rage qu’elle possédait parfois ne permettait pas de tenter un bon coup d’épée. Elle ne lui faisait commettre que des fautes. Erika avait dû apprendre la mesure, le calme et la patience. Pas trop son fort, mais elle voulait apprendre et elle voulait qu’il soit fier d’elle. Alors, elle s’appliquait. Laissait tomber le masque d’insouciance.

Et peut-être qu’un jour, elle pourrait montrer ce qu’elle savait faire. Et elle osait espérer que ce jour-là, son père la regarderait enfin pour ce qu’elle était. Et pas uniquement la deuxième de ses filles.

Elle se mit en garde, un sourire narquois aux lèvres.

« Je suis prête. Et toi, vieillard ? »

L’étincelle dans les yeux, elle resserra sa prise sur son épée.
Elle pouvait bien faire la maligne maintenant avant qu’il ne la mette à terre en quelques mouvements dont il avait la connaissance. Après, ce serait une autre histoire.

Corvo avait eu un sourire immense à la remarque désobligeante d’Erika, et sans doute que chacun de ces sourires avaient toujours encouragé sa nièce à cultiver une certaine insolence - il ne l’encourageait cependant pas à se comporter de la sorte avec son père l’Empereur car il restait profondément attaché aux traditions et valeurs, enseignées de son temps à coup de martinet s’il le fallait. Son sourire s’était ensuite raidi à la mention du chien-loup, sur qui son regard s’était porté sans une once de douceur, avant de l’ignorer derechef comme il avait pris l’habitude de le faire. Mieux valait.

Lorsqu’elle prit son bras et commença à lui narrer point par point toutes les choses qui n’allaient pas, Corvo haussa les sourcils et souffla d’amusement. La princesse en avait manifestement gros, et déversait sa frustration maintenant qu’elle le pouvait. Son oncle se demandait si elle avait une confidente, ou des oreilles discrètes auprès de qui râler quand il n’était pas là, mais connaissait déjà plus ou moins la réponse : ce château était une prison dorée, remplie de fonctions mais de peu de spontanéité. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’Isabeau ait développé un goût pour l’isolement et Erika un autre pour la fugue. C’étaient là les seules réponses sensées que des adolescentes pouvaient trouver au problème de la claustration.

Il ne fit aucun commentaire concernant le couple impérial, un principe auquel il s’était toujours tenu, et s’arrêta plutôt à la mention du précepteur, obligeant leur tandem à marquer un arrêt. “Satisfaire ?” Ses sourcils froncés flottaient au-dessus d’un sourire affable qui n’atteignait pas ses yeux. “Quel genre de précepteur était-ce là ?” questionna-t-il sur le ton de la discussion. Corvo pouvait très habilement cacher sa colère. “C’est une bonne chose qu’il soit parti,” il eut un petit regard en coin, insistant et complice, car il aurait tout aussi bien pu lui dire que tu l’aies fait fuir, “j’aurais fini par le rosser, sinon.” Il reprit tranquillement leur marche. “Nous t’en trouverons un autre. Atalan regorge de précepteurs émérites qui savent s’en tenir à ce qu’on leur demande d’enseigner.” Il garda pour lui que le reste devait être l’affaire de Miriel, et qu’il était peut-être en effet temps qu’elle instruise ses filles sur la question. De la même façon qu’il se gardait toujours de parler du couple impérial devant ses nièces, il se gardait aussi de critiquer l’éducation de leur mère. Il ne lui avait jamais fait confiance et la tolérait dans son panorama uniquement parce qu’elle était l’Impératrice, mais il avait toujours et étonnamment respecté son rôle de mère. Qui devait selon lui apprendre à ses filles à devenir des épouses.

Ils passèrent par la salle d’entraînement, où les quelques soldats présents saluèrent aussitôt le général d’un claquement de bottes, avant de céder à la princesse de courtes révérences plus cérémonieuses (et quelque fois maladroites), prirent des épées d’entraînement, et s’en allèrent vers leur cour de prédilection. Sur le chemin, Corvo eut un enfin un mot pour ce bel homme que sa nièce avait mentionné. Car c’était ce détail qui avait le plus piqué sa curiosité. Et sa méfiance. “Et dis-moi, ce bellâtre qui t’a tapé dans l’œil, qui était-il ? Tu le sais ?” Il n’aimait jamais savoir que des inconnu.e.s allaient et venaient au château comme dans un moulin et regrettait qu’il ne soit pas aussi bien gardé que ne l’était Shëviwall. Preuve était que c’était là un zèle nécessaire : aucun dignitaire n’y avait été assassiné. “Tu pourrais peut-être me le montrer de loin, s’il est toujours là ?” Corvo eut un sourire enjoué et malicieux, comme si son intérêt pour le personnage était purement récréatif.

La cour était baignée d’une lumière douce et agréable. Le pavement antédiluvien était recouvert ici et là de quelques mauvaises herbes qui témoignaient d’un certain abandon et l’oncle fit quelques pas en rond pour observer le centre. Une coquille y était difficilement visible, de la taille de quatre hommes allongés, taillée à même la pierre. Corvo se souvenait de l’allure qu’elle avait autrefois, du temps où il s’entraînait avec ses maîtres d’arme, il se souvenait aussi que ses aspérités et reliefs l’avaient plus d’une fois fait trébucher, rater ses coups pour en prendre d’autres. Elle était à présent si usée qu’il ne restait presque plus rien de ses traitres pièges. C’était bien dommage.

Erika le tira de sa contemplation nostalgique, avec un énième trait d’insolence qui lui donna l’impression d’être la coquille usée et patinée. “Toujours !” entonna-t-il d’une voix forte et joyeuse, sans laisser le temps à sa nièce de se préparer davantage. Il frappa d’estoc et de taille avec plus de force que d’habitude, obligeant Erika à parer et sans doute douloureusement. Il débutait rarement aussi prestement, ce qui pouvait constituer aujourd’hui un élément de surprise. “Plus haute, ta garde,” entendit-on proférer au milieu des coups d’épée et des raclements de botte. Il l’épuisa de quelques mouvements supplémentaires avant de la désarmer dans un coup sec. “Où en étions-nous ? Ah oui ! Tu me traitais de vieillard.” Un sourire revint flotter sur ses lèvres. Il se déplaça de quelques pas sur le côté, observant Erika ramasser son épée. “Tu as mieux protégé ton flanc droit cette fois,” remarqua-t-il sans l’en féliciter pour autant. La récompense de ses congratulations viendrait après l’effort, et si l’effort le valait. Nul doute à ce sujet, cela dit : Erika y mettait toujours du sien, et plus encore. Il leva son arme et la dirigea vers sa nièce dans un mouvement bref. “Si tu arrives à toucher mon bras gauche, je te confie un secret.” Son sourire s’étirait. Il ne prenait jamais les entraînements à la légère et avait toujours insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un jeu. Mais rien ne l’empêchait de rendre le combat intéressant. Et utile. “Si je te désarme à nouveau, c’est toi, qui me confies un secret.” Corvo continuait de marcher en rond et de sourire. “Qu’en dites-vous, votre Altesse ?”

Erika était heureuse lorsque son oncle décidait de revenir au château. Ce n’était sans doute pas pour une bonne raison mais elle était contente de le revoir. Pas tant pour les repas beaucoup plus amusants, ou les entrainements d’épée qu’il lui donnait de bon cœur -semblait-il-, mais aussi parce qu’il avait toujours une oreille attentive pour elle. Pour Isabeau également. Comment se faisait-il qu’il arrivait toujours à prendre le temps de l’écouter et même de la faire sourire quand même son père n’y arrivait pas ?

Elle pouvait presque tout lui confier. Enfin, non. La plupart des choses, mais sans les bêtises, les sorties et les amourettes qui ne passent toujours pas malgré les années. Il restait le frère de l’Empereur, de son père, et pouvait toujours lui rapporter certaines choses qu’elle préférait rester secrètes. Erika adorait Corvo, mais toute jeune femme avait ses secrets.

La princesse fut cependant ravie de la réaction de son oncle quant à son ancien précepteur. Au moins, il pensait comme elle. Comment pouvait-on donner des cours pareils ? Elle pensa d’ailleurs que ce serait plutôt à son mari de la satisfaire et pas l’inverse. Mais ça, c’était une autre histoire. Elle hocha la tête, prenant un air narquois.

« Un imbécile, un de plus. »

Selon Erika, elle n’avait eu que des idiots pour précepteur. A croire que son père les choisissait exprès stupide pour l’embêter. Elle se mit à rire à la remarque de son oncle, l’imaginant rosser l’impudent jusqu’à ce que son sourire disparaisse.

« Oh non, tu sais, je pense que je les ai tous usés. » Elle haussa les épaules. « Et puis, je n’en ai plus besoin. »

Elle était adulte maintenant, qui avait encore besoin qu’on lui enseigne des choses telles que celles qu’on essayait de lui faire entrer dans la tête ? Erika pensait en savoir assez que pour se passer de précepteur. De toute façon, elle savait qu’ils ne se bousculeraient plus pour le poste, car les allées et venues de ses professeurs finiraient par se savoir. Était-elle un monstre, dans l’imaginaire de la population ? Une jeune femme méchante et aigrie ? Elle n’en savait rien et ne souhaitait pas le savoir. Ces gens-là n’avaient qu’à pas venir l’importuner.

Erika se mit à sourire aux questions de Corvo sur ce bel homme qu’elle avait aperçu. Elle savait qu’il ne laisserait pas passer un détail tel que celui-là et eut un sourire amusé.

« Evidemment, tu t’intéresses à ça ! » Elle le chambre et le pousse avec son épaule. « Je ne sais pas qui il est, je n’ai pas cherché à le savoir. Mais je pourrais lui demander la prochaine fois, je pourrais ainsi lui parler. » Opinant du chef, Erika trouva que c’était une bonne idée. « Merci pour l’idée, mon oncle ! »

Et elle lui offre un grand sourire satisfait, sachant que ce n’était pas du tout à ça qu’il pensait. La princesse n’était quand même pas tout à fait stupide. Puis elle se mit à rire en secouant la tête.

« Certainement pas, tu le chasserais et moi, je ne pourrais plus regarder. »

Ou apprendre à le connaitre, mais ça, elle verrait bien plus tard.

Erika se laissa guider vers la salle d’entrainement, passa les gardes et leurs courbettes plus que discutable avant de railler une nouvelle fois son oncle. Quelle mauvaise idée elle avait eu. Il ne lui avait même pas laissé le temps de bien se placer. Il frappa fort et frappe vite. Erika eu tout juste le temps de parer et de sentir ses bras trembler sous le coup. Elle écouta son conseil, porta sa garde plus haut mais ça n’avait pas suffi à ce qu’il la désarme en quelques coups bien placés. Erika lâcha un cri de frustration en regardant son épée atterrir plus loin. Elle le fusilla du regard avant de rire. Le mot vieillard n’était, visiblement, pas passé.

« Aurais-je touché ton égo, mon oncle ? » dit-elle en se frottant les mains. « Il n’y a que la vérité qui blesse, après tout. »

Elle planta la sa tirade en se retournant pour ramasser son épée. Erika avait écouté les conseils de la dernière fois, et elle eu un compliment façon Corvo. Elle s’estima satisfaite de cela mais d’un autre côté, pas du tout. C’était encore une nouvelle leçon, il l’avait désarmée si facilement qu’elle se demandait comment elle pourrait bien arriver à faire mieux. La princesse se rendait compte qu’il n’utilisait ni toute sa force, ni tout son savoir avec elle. Et ça l’énervait. Elle voulait y arriver tout de suite sachant que son impatience lui causerait des torts.

Erika ramassa son épée en soufflant, fâchée contre elle-même de s’être laissé avoir. Elle observe Corvo faire quelques pas de côté et automatiquement, elle fait la même chose. Il préparait quelque chose. Il semblait adorer ce qu’il était en train de proposer. Un défi ? Erika adorait les défis. La princesse se pinça les lèvres, faisant tournoyer son épée tranquillement -au moins quelque chose qu’elle arrivait à faire-. Le sourire de son oncle l’amuse. Erika se demandait bien ce qu’il avait en tête.

« J’en dis que tu essayes de me soutirer des informations. » Mais le défi semble être lancé. « J’en suis, Captain, évidemment. »

Même si elle savait qu’elle avait peu de chance de le toucher. Il était particulièrement en forme ce soir, surtout depuis qu’elle l’avait traité de vieillard. Peut-être devrait-elle recommencer, pour voir si effectivement, l’égo de son oncle ne souffrait pas de la vieillesse qu’il ne pouvait éviter.

Elle se mit alors en garde, se demandant par où elle allait attaquer pour pouvoir trouver le chemin de son bras gauche. Ne pas laisser ses yeux trahir son prochain coup. Plus haut sa garde, et surtout ne pas laisser son bras gauche sans défense. Il y avait tellement d’informations dans sa tête qu’elle décida de se concentrer sur l’essentiel. Le défi. Elle commença doucement, un coup ici, un coup par-là, mais son oncle était toujours aussi réactif. Puis elle frappa plus fort, d’un coup, tentant d’imiter ce qu’il venait de faire plus tôt. Mais elle n’avait pas sa force, peut-être juste la vivacité. Si elle fut proche, plus par chance que par réelle compétence, elle n’arriva pas à le toucher. Ce n’est que lorsqu’elle sentit le bout d’une épée sur son bras gauche qu’elle soupira en levant les yeux.

Erika pensait ne pas avoir démérité, elle avait vraiment essayé et avait vraiment tenté de se rappeler des leçons des mois précédents. Mais elle n’était toujours pas satisfaite. Elle savait, pourtant, que son oncle était forcément bien plus doué qu’elle. Arriver à gagner aurait été une belle récompense et une victoire dont elle n’aurait cessé de lui rabâcher les oreilles. Erika étira ses bras en se dirigeant, une nouvelle fois, vers son épée à terre. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.

« Un secret, donc. »

Elle se mit à réfléchir. Elle ne pouvait rien lui confier de vraiment secret, et son amourette d’il y a quelques années n’était connue que d’elle et de sa jumelle. Non. Il n’avait cependant pas précisé quel type de secret. Essayait-il de savoir quelque chose sur elle ? La princesse ramassa son épée lentement avant de la planter au sol pour s’y appuyer, comme sur une canne. Un sourire plus que provocateur sur les lèvres.

« Très bien. Il y a des bruits de couloir… Il paraît que tu passes beaucoup de temps avec Petrichor ces derniers temps, et que vous passez vraiment de longs moments ensemble. »

Erika pencha la tête légèrement sur le côté, un sourire narquois et une lueur amusée dans les yeux.

« Tu comptais le dire à père quand, pour toi et notre médecin de famille, hm ? »

Les bruits de couloir, c’était vraiment quelque chose, au château.

Erika se mit à rire, reprenant son épée en main, persuadée qu’il ne laisserait pas cet affront impuni.

Erika ne le décevait jamais. Elle avait hérité de la trempe de son père et accueillait les défis qu’il lui envoyait au museau avec la même audace. Círyon et lui ne se lançaient plus tellement dans ces enfantillages mais Corvo pouvait au moins compter sur sa nièce pour s’amuser un peu. “Excellent !” s’était-il exclamé, vrombissement grave et jovial qui avait ricoché contre tous les murs de la cour.

Et les coups reprirent aussitôt. Toute une musique stridente qu’ils jouèrent d’une lame à l’autre, tapant bottes et épées dans des rythmes effrénés. Corvo n’avait aucune difficulté à contenir puis parer les attaques d’Erika, à fortiori qu’il voulait en effet lui arracher des secrets, mais il ne manquait pas de remarquer, non sans une certaine fierté, tout le chemin qu’elle avait fait depuis leur premier entraînement. Certes et, dans une mêlée militaire, il ne donnait pas cher de sa peau. Mais en duel, elle saurait ferrailler suffisamment bien pour l’emporter ou, dans le pire des cas, réussir à se défendre.
Il comptait d’ailleurs lui offrir sa première épée - qu’il avait prévu de lui offrir pour ses vingt-et-un ans, mais au vu de la situation, lui offrirait sans doute bien avant. Une rapière qu’il avait d’ores et déjà faite forger par le meilleur artisan d’Orcylin, si finement travaillée qu’elle avait le pommeau, la fusée et la garde aussi ouvragés que s’il avait agit d’une pièce de collection. Elle ne lui permettrait évidemment pas de parer une flamberge, mais elle pourrait trouer des ventres ou, mieux encore, des cœurs.

En attendant, ce fut le cœur d’Erika qu’il brisa un peu plus, renvoyant pour la deuxième fois son épée à terre. Un grand sourire satisfait s’était mis à flotter sur la gueule de l'oncle tandis qu’elle reprenait son souffle, l’œil brillant d’une malice qu’il gardait malgré les cheveux gris et l’embonpoint. Corvo pouvait se montrer terriblement roublard et même sa nièce adorée en faisait parfois les frais. “Un secret, donc. - Un secret,” souligna-t-il d’un hochement de tête d’accord. Il continuait de marcher, balade tranquille qui lui permettait de mieux camoufler sa respiration courte - Erika avait un avantage indiscutable, celui de la jeunesse bien constituée. Il fronça un peu les sourcils en voyant poindre le sourire provocateur de sa nièce, sans se départir de son propre sourire provocateur (c’était à se demander si elle n’était pas l’une de ses bâtardes, bien que s’imaginer au lit avec Miriel lui soulevait les tripes).

“Très bien. Il y a des bruits de couloir… Il paraît que tu passes beaucoup de temps avec Petrichor ces derniers temps, et que vous passez vraiment de longs moments ensemble.” Les bottes du général s’arrêtèrent ex abrupto. “Qu’est-ce que tu me chantes là ? Ça n’est pas un secret, ça !” s’indigna-t-il, finalement bien déçu par la tournure que prenait ce défi relevé. “Tu comptais le dire à père quand, pour toi et notre médecin de famille, hm ?” L’épée se pointa derechef vers Erika, exerçant des petits coups vers l’avant comme l’oncle l’aurait fait avec son index. “Vous trichez, jeune-fille, c’est moche.” Il trouvait bien évidement cela brillant. Mais ça n’enlevait rien au sentiment de déception et de profond ennui qui marquait à présent ses traits. “Tu sais qui d’autre a un goût prononcé pour la triche ? Celle dont tu sembles tant te passionner.” Ce qui n’était certainement pas son cas. L’archiatre lui pompait suffisamment d’air comme ça ; elle l'asphyxiait même, à ce stade de leur bizarre relation. “Que veux-tu que je te dise ? Elle est folle de moi. Je n’ai pas d’autre explication pour justifier qu’elle me colle autant.” C’était faux, il en avait une autre à laquelle il croyait davantage ; elle voulait le rendre fou pour lui faire payer l’humiliation essuyée vingt ans plus tôt. Si la Cour était aveugle, lui avait une vision limpide de la magrielle : c'était un monstre de patience qui avait décidé de se venger à petit feu, avec cette lenteur que seuls les immortels pouvaient bien se permettre.

Corvo réattaqua déjà, par surprise comme cela semblait être l’humeur du jour. Petrichor n’était pas un sujet sur lequel il voulait s’attarder, pour la simple raison qu’il n’en comprenait lui-même pas les tenants et les aboutissants. Elle l’énervait passablement et il la trouvait ridicule sur bien des points, mais il avait appris à estimer sa perfidie et lui vouait une méfiance captivée. Ça ne la rendait pas plus appréciable et agréable, et il rêvait souvent de lui arracher lui-même sa petite langue de vipère à la force seule de ses mains. Il n’avait pas hâte de la revoir maintenant qu’il était revenu, et transféra d’ailleurs cette appréhension dans des coups de taille secs, gageant que si Erika avait si volontiers engagé ces hostilités-là, elle en encaisserait également volontiers les retombées.

Il n’arrêta d’attaquer qu’au bout de longues minutes, feignant offrir à sa nièce un répit quand lui-même en avait fâcheusement besoin. “Toi aussi, tu écoutes les bruits de couloir ?” l’interrogea-t-il d’un air narquois. “Ma parole, les galeries de ce château vont devenir plus bavardes qu’une pipelette.” Il s’écarta d’un pas pesant, l’attitude à la réflexion. “Et que disent-ils d’autre, ces bruits ? Que pense-t-on de la situation actuelle ?” Depuis sa très récente arrivée il avait eu l’avis de certains conseillers, de l’archonte, de quelques courtisans, et il recueillerait bien assez tôt les informations de Lanslet et autres intrigants sur qui il pouvait toujours compter pour être indiscrets. Mais il voulait savoir ce que sa nièce avait écouté de son côté, avec toute la discrétion qu'il lui connaissait. L’art de la guerre ne se faisait pas uniquement du bout de la lame ; de la même façon qu’il avait éduqué Bates aux manœuvres politiques, il entraînait également Erika à surveiller tout mouvement hostile, et ce jusque dans les vallons des ragots. Il n'y avait pas tellement de différence entre envoyer des éclaireurs en territoire ennemi, et récolter les informations des bouches fouinardes.

Erika savait d’avance que ce n’était pas ce genre de secret que son oncle attendait. Qu’espérait-il après tout ? Qu’elle lui dévoile sa vie sentimentale ? Ses larmes quand vient le soir ? L’espoir qui parfois perce dans son cœur avant de s’éteindre aussi sec ? Il était même au courant de ses sorties, l’avait encore prise sur le fait aujourd’hui. Elle n’avait pas tant de choses à cacher. Devrait-elle lui dire qu’elle rêvait de se rendre en ville, voir de découvrir d’autres villages ? La princesse savait qu’il désapprouverait et qu’il lui parlerait du climat dangereux en ce moment. Elle savait, mais ça ne changeait rien à ses rêves.

Alors, pour cacher tout ça, elle riait. Son oncle avait effectué un arrêt net en entendant son secret. Ce qui la faisait d’autant plus rire.

« Pas un secret ? Mais c’est encore pire ! »

Elle fit mine d’être dégoutée, imaginer Corvo et leur médecin ne l’enchantait pas du tout. Erika était plus de l’avis de son oncle, Petrichor savait se montrer insistante. Surtout quand on manquait l’un de ses rendez-vous. Erika s’était fait avoir en étant petite, la vile l’ayant amadouée avec des secrets magriels. Mais ce n’était plus le cas maintenant et visiblement, elle passait son temps à l’éviter aussi, tout comme lui. Elle ne voulait en aucun cas avoir à faire à elle, pas parce qu’elle ne l’appréciait pas mais plutôt parce qu’elle trouvait qu’elle n’avait aucunement besoin de voir aussi régulièrement la médecin. Erika regarde son oncle se fâcher, ou du moins faire semblant, ce qui fait redoubler son rire qui résonne dans la pièce.

« Je ne triche pas, tu n’as pas été assez précis. » dit-elle, un grand sourire aux lèvres. « Qu’imaginais-tu ? Que j’allais te révéler ma vie sentimentale ? »

Elle ricana, en fit grand bruit, en parlant comme s’il n’y avait jamais rien eu, lui en parlant comme si c’était normal. Peut-être laissera-t-il tomber. Erika n’avait rien à cacher mais rien à dire non plus.

« Je ne me passionne pas pour-… »

Il ne lui laissa pas le temps de finir qu’il continuait déjà. Erika ricana de plus belle.

« Il paraît, toujours selon les bruits de couloirs, que tu aurais un certain charme, mon oncle. » Elle lève les mains au ciel, dont l’une accrochée à son épée. « Ce n’est pas moi qui l’ai dit. »

Corvo semblait mécontent de la tournure de son défi. Il attaqua aussi vite que les premières fois, laissant juste le temps à Erika de parer l’attaque. Mais cette fois-ci, elle ne se démonta pas et tint le coup. Il l’épuisait, c’était certain, mais elle n’en dirait rien. La princesse ne se plaindrait jamais de ses longues cessions d’entrainement et souffrirait s’il le fallait. Elle ne tenait pas à le laisser croire qu’il n’aurait jamais dû commencer à la former. Il arrêta aussi vite qu’il avait commencé, leur laissant du répit à tous les deux. Erika en fut soulagée mais retrouva bien vite son souffle.

« Que veux-tu que je fasse d’autre ? » Elle haussa les épaules. « Ecouter mes précepteurs toute la journée ? »

Enième provocation envers ses professeurs qu’elle n’aimait pas. Erika se mit à sourire en l’entendant se plaindre des bruits de couloir. Il y en avait toujours eu et il y en aura toujours. Les gens parlaient, se plaignaient et parfois, se disaient des choses gentilles. Souvent, les murmures s’arrêtaient lorsqu’elle rentrait dans une pièce. Soit on l’observait, soit on la critiquait. Erika n’aimait pas rester auprès des intrigants, gageant qu’elle devait souvent être critiquée. Elle suivait son oncle du regard quand celui-ci se mit à réfléchir. La princesse prit aussi un instant de réflexion.

« Ils ont peur. » murmura-t-elle, mais qui n’avait pas peur de ce Bras de la Rédemption ? « Certains se demandent comme cela se fait-il qu’ils aient pu tuer quelqu’un comme l’archonte sous le nez des soldats. » Erika fit quelques pas en réfléchissant. « D’autres se demandent s’ils ne visent que ceux qui sont porteur du vif ou s’ils visent tous ceux capable de magie. »  Elle frissonna, se savait en danger, pourtant continuait de croire qu’elle ne risquait rien. « Et comme ils sont si discrets, certains commencent à soupçonner leur voisin. »

Cela en devenait presque ridicule, mais c’est ce que la peur faisait faire au gens : les rendait soupçonneux, prêt à se monter les uns contre les autres. Erika pensait que ce n’était pas à la peur qu’il fallait céder, mais il fallait plutôt se serrer les coudes et démasquer les coupables. La princesse se rapprocha un peu de son oncle, soudain inquiète.

« Penses-tu qu’ils pourraient tenter de s’en prendre à Isa ? Ou à mère ? »

Corvo ne semblait pas tant touché par la magie comme Ciryon. Elle-même se mettait de côté. Ce qui l’inquiétait, c’était sa jumelle et sa mère. Erika s’inquiéterait toujours pour elles. Elle savait que c’était pour cela qu’ils devaient tous faire attention et rester au sein du château. Mais et s’ils avaient déjà infiltré le château ?

Erika fit quelques mouvements d’épée afin de se concentrer sur quelque chose qu’elle savait maitriser. Elle ne maitrisait rien à ce qui se passait dehors, était de toute façon interdite de sortie -interdiction qu’elle bravait depuis toujours- et ne pourrait jamais poser un pied hors des murs du château sans l’accord de son père. Qu’il ne lui donnerait jamais.

« Bien, revenons à ce défi. » Dit-elle en le visant avec son épée. « Si je perds, je te révèlerais un vrai secret. Si tu perds… »

Il connaissait la suite. Elle était prête à lui échanger une partie du seul secret qu’elle détenait. Erika pensait que de toute façon, elle n’avait rien à perdre.

Et puis, peut-être qu’elle ne perdrait pas.

Erika se mit en garde avec la ferme intention de ne pas rendre la tâche facile à son oncle.

La remarque à propos des soldats tira un rictus chez l’oncle. Le même constat ne lui avait pas échappé ; comment un archonte, pourtant sous bonne garde impériale, avait-il pu être tué - et de la pire des façons. Les scélérats n’étaient peut-être pas dotés de magie mais ils étaient diablement efficaces. Ce qui présageait des modes opératoires aussi obscurs que sournois. “Ce sont des rumeurs fondées et légitimes,” constata-t-il en marchant à l’inverse de sa nièce, piétinant la vieille pierre de la cour avec une pesanteur tous les ans plus lourde. “Quant à la paranoïa, elle est une complice tout aussi redoutable que la peur.” Il s’était arrêté, absorbé par ses pensées. “Nos ennemis ont cet avantage qu’ils œuvrent dans le plus grand des anonymats. Ils avancent parmi nous à visage découvert, banals et communs. S’ils ne sèment pas davantage la mort, ils sèmeront bien assez vite le trouble. Nous devons rassurer la population avant qu’elle ne s’en prenne à ses pères, ses mères et ses enfants, dans la crainte d’y voir l’ombre de cette menace.” Ce nous était celui du Conseil. C’était aussi celui qu’ils formaient avec son frère, chaque fois qu’ils se retiraient ensemble pour dialoguer porte close et loin des politiques. Mais ce nous s’appliquerait peut-être un jour aussi à Erika et, comme il continuait de la former aux différents arts de la guerre, il l’impliquait d’ores et déjà dans les affaires de l’empire.

“Ils pourraient, oui,” répondit-il enfin lorsqu’elle le questionna sur sa sœur et sa mère. Malgré la gravité de son timbre et le sérieux de ses traits, Corvo se sentit vaguement sourire. Erika avait hérité d’une dévotion presque plus honorable que la sienne ; c’est à peine si elle s’inquiétait pour elle-même, pourtant princesse et tête tout aussi dorée à couper. “C’est pourquoi vous devez rester au château.” Il disait cela moins pour l’Impératrice que pour ses nièces. “Il n’y a qu’ici que vous serez en sécurité.” Le futur lui donnerait tort, mais cela, il ne le savait pas encore. Corvo avait grande confiance en la sécurité du domaine impérial, même s’il trouvait qu’un laxisme impardonnable s’était semble-t-il installé chez les Manteaux Blancs. Demain dès l’aube, un discours sec et autoritaire serait prononcé par ses soins, avec pour exemple les deux incapables qui avaient laissé la princesse sortir et qui pourriraient alors dans les cachots. Corvo Helemys était peut-être connu pour être près de ses troupes, mais il était aussi connu pour être impitoyable ; nul n’y échapperait, pas alors que l’empire tremblait et que la menace rôdait aux portes de sa capitale.

Tout ceci ne sembla cependant pas démotiver sa nièce. Elle se repositionnait déjà, prête à reprendre là où ils s’étaient arrêtés. Son oncle renifla. “Si tu perds, tu tricheras à nouveau.” Un coup de tête sur le côté ponctua sa remarque, avant que son épée ne se dresse derechef en direction d’Erika. “Et la dernière fois qu’un tricheur a voulu m’avoir, je lui ai tranché les deux mains.” Un sourire mystérieux et patibulaire souligna sa menace tacite, avant qu’il rabaisse l’épée. “Avec quoi comptes-tu gifler tes soupirants si je t’ôte les mains, mh ?” Un rire, cette fois, grimpa dans sa gorge en remuant ses larges épaules. Il balaya les éventuelles protestation d'un mouvement de battoir. “Laisse-moi rêver, veux-tu. Puisque tu ne veux rien me révéler de ta vie sentimentale.” Des révélations qui ne lui manqueraient pas ; il laissait à son frère le soin de suivre les tribulations amoureuses de ses nièces. Lui se contentait d’en rire, spectateur là moqueur là mordant qui voyait parfois certains braves chiots au gabarit de dogues revenir la queue entre les jambes après s’être entretenus avec l’empereur. Il n’imaginait même pas le sort qui serait réservé aux garçons qui entreprendraient, un jour, de courtiser Isabeau - dont lesdites tribulations semblaient plus calmes de son côté, aussi calme que l’était le tempérament de l’héritière.

“Allez, range ta lame. Tu m’as assez épuisé pour aujourd’hui,” conclut-il sans appel, faisant de même et cela sans attendre l’avis d’Erika. “Je suis là depuis plusieurs heures et je n’ai même pas eu le temps de gueuletonner,” pesta-t-il ouvertement, comme s’il s’agissait là d’un crime de lèse-majesté. “Accompagne-moi aux cuisines,” proposa-t-il plus souplement, récupérant au passage l’épée d’Erika qu’il plaça dans son autre main, avec la sienne. “Tu en profiteras pour te remplumer ! Où sont passées tes jolies joues rebondies et tes mains potelées ?” Parties avec le bel âge de l’enfance, qu’il regrettait à demi-mot. Il acceptait difficilement qu’Isabeau et Erika aient grandi, comme il acceptait difficilement ses rides et ses cheveux gris. C’était autant de signes qui lui rappelaient qu’une partie de lui et d'Astris, quelque part à Atalan, avait elle aussi grandi.

Erika écoutait toujours attentivement les remarques de Corvo. Son oncle se rapprochait le plus d’un tuteur ou d’un mentor pour elle. Plus que tous ceux qui s’étaient déjà succédé pour lui apprendre ce qu’elle devait savoir. Elle aimait qu’il l’implique, qu’il la force à réfléchir et à se tenir au courant. Elle aimait tout ça et se sentait utile. Elle pouvait enfin faire quelque chose ; en fait, elle avait un objectif. Alors, elle l’écouta attentivement, hochant la tête pour signifier son accord sur ce qu’il venait de dire. Le peuple finirait par avoir peur, par devenir paranoïaque. C’était dans l’ordre des choses parce que le Bras avait bien travaillé. Elle ne pouvait nier leur efficacité et leur rapidité, ni même l’horreur de leurs gestes.

« Comment rassurer la population alors même que nous n’y voyons pas clair dans cette situation ? »

C’était une question tout à fait honnête. Erika se demandait si sa famille pouvait faire quoique ce soit pour rassurer le peuple alors qu’ils naviguaient, eux aussi, en eaux troubles. On ne savait pas qui ils étaient, ni où ils se trouvaient, ni même comment ils s’organisaient. Le Bras de la Rédemption était décidément un mystère qu’il fallait absolument résoudre. Pour le bien de tous.

Son oncle ne lui cacha pas qu’ils pourraient bien s’en prendre à sa famille. Erika en frissonna, imaginant la mort de sa jumelle ou même de sa mère. Elle ne pouvait s’imaginer un monde sans elles, un monde où elles auraient été assassinées parce qu’elles possédaient de la magie. Depuis toujours la magie semblait exister. Alors pourquoi attaquait-on maintenant ? La princesse soupira lorsqu’il lui rappela qu’elles devaient rester au château. Il était évident qu’il avait raison, comme souvent, mais elle n’aimait pas se sentir enfermée. Elle aimait être au-delà des murs du château autant qu’elle aimait être dans ce château ; sa maison. Lorsqu’il parla de sécurité, elle secoua la tête.

« Tu n’en sais rien, ils sont déjà peut-être dans le château. »

En garde, en dame de compagnie, en domestique. S’ils étaient aussi discrets, s’ils en voulaient vraiment à la magie, il était tout à fait possible d’infiltrer la sécurité du château. Et quoi de mieux pour faire grand bruit que de s’en prendre à la famille impériale ? Erika se promit de faire plus attention et de surveiller les fréquentations d’Isabeau. C’était elle qui fallait mettre à l’abri, après tout. Erika n’aimait pas penser à tout cela, cette situation la rendait nerveuse. Presque comme le peuple. La princesse savait qu’elle n’était pas correctement armée pour y faire face et ne savait donc qu’attendre que la menace se dévoile. Et elle n’aimait vraiment pas ça, Erika. Elle détestait attendre et préférait être prête.

C’est pourquoi continuer l’entrainement semblait être le choix le plus judicieux. Elle savait ce qu’elle faisait, elle était dans l’instant présent et même si elle n’arrivait à pas grand-chose -Erika se jugeait toujours très durement-, elle aimait l’idée qu’elle pouvait progresser.

« Quoi ?! »

La prenait-il réellement pour une tricheuse ? Elle n’aimait pas cette insinuation et fronça les sourcils de mécontentement. Elle frappa l’épée de son oncle avec la sienne. Il la menaça, n’aimait pas les tricheurs. Est-ce que son oncle allait vraiment lui en vouloir de ne pas avoir suivit à la règle son défi ? Elle espérait que non parce que si elle perdait sa confiance, Erika aurait sûrement du mal à s’en remettre. Elle tenta de protester mais il ne voulait rien entendre. Elle aurait pourtant vouloir lui dire que sans ses mains, elle pourrait toujours embrasser ses prétendants. Ce serait bien plus intéressant. Erika soupira, se sentit frustrée de finir ainsi leur session d’entrainement. Elle n’avait pas l’impression d’avoir progressé et cela la frustrait encore d’avantage.

Son oncle mit fin à l’entrainement et elle roula des yeux.

« Déjà ! Mais nous venons à peine de commencer… »

Ce n’était pas tout à fait exacte, mais Erika se sentait d’en découdre encore avec la terre entière. Elle avait encore de l’énergie à revendre surtout que maintenant qu’il l’avait frustrée, elle avait vraiment besoin de taper sur quelque chose. Erika secoua la tête en souriant en entendant son oncle penser à manger. Elle n’avait pas si faim que ça, ne mangeait jamais beaucoup de toute manière. Erika lui tendit son épée qu’il récupéra tout en lui proposant de l’accompagner aux cuisines. Elle se mit à sourire et prit son bras pour sortir de la salle. Elle regrettait toujours de ne pas pouvoir s’entrainer plus et se demandait si elle ne devrait pas trouver quelqu’un pour l’entrainer quand son oncle était au-dehors. Mais peu de personne étaient prête à entrainer une princesse. Erika se mit à rire à la remarque de Corvo.

« Ah, mon oncle, tu es décidément parti depuis bien trop longtemps. »

Pas besoin de lui dire où était passé son visage d’enfant. Erika n’en était plus une depuis longtemps, même si elle continuait de jouer la rebelle aux yeux de tous. Il fallait bien trouver un moyen d’attirer un peu l’attention sur elle.

FIN