no time to die (ringer)

La chambre est silencieuse. En dehors, le château est animé, il l'est toujours. Peut-être pas dans les quartiers nobles, mais chez les larbins, là où ça bosse, l'activité est constante. On prépare le repas, midi approche, mais les cuisines sont lointaines, le bruit des plats n'atteindra pas la porte. Dans son lit trop grand, elle dort paisiblement, aujourd'hui pas d'empereur pour le partager. Son souffle à peine perceptible, elle ne bouge jamais dans son sommeil, posée sur le dos sous ses draps, trop nombreux dans ce lit trop grand, elle pourrait être morte. La porte donnant sur une cour est ouverte, c'est pas bien raisonnable après les événements de la veille, elle l'a sans doute ouverte au milieu de la nuit en ignorant les interdictions. Mais ça l'apaise, sentir l'extérieur, son petit jardin, ça l'aide à faire de beaux rêves. Dans sa tête, les songes sont emplis de flammes, de destruction, de mort, de cris, d'ombres, de désolation. Un léger sourire se dessine sur sa bouche. Le chaos interne n'existe que pour elle, n'a aucune incidence sur la trop grande chambre, qui abrite le lit trop grand et ses trop nombreux draps, qui reste parfaitement calme. Jusqu'à l'arrivée de l'oiseau. Attiré par les graines dans le nichoir, que Namys dépose tous les soirs avant de se coucher. Il chantonne et elle ouvre les yeux, l'apocalypse intérieur est interrompu. Elle lui en voudra pas, elle doit bien se lever un jour, revenir dans le monde réel. Elle se redresse, regarde un moment le piaf, n'espère pas qu'il entre en combustion spontanée ce qui est bien plus rare quand elle regarde des humains, avant de quitter le lit. Le matin touche certainement à sa fin, le soleil illumine depuis longtemps la pièce, elle a l'habitude de se coucher et réveiller tard.

Elle a faim. Elle contemple de sortir de ses vêtements de nuit, enfiler une robe, pour partir en quête de nourriture dans les cuisines. Mais se souvient du diner. Du poison dans son assiette, ayant causé la mort prématurée du pauvre serveur aux manières douteuses. Se permettant de taper dans les pommes de terre des autres, il méritait pas tant. Alors elle va pas pouvoir manger tranquillement pendant un moment. On va lui livrer ses repas, qui seront intensément scrutés, une idée qui l'embête plus qu'autre chose. Elle aime pas trop que d'autres gens que le cuistot touche à sa bouffe. Outres celleux rêvant de sa mort, qui sont nombreux, il faut l'admettre, elle est probablement celle qui s'inquiète le moins de cette affaire. Une tentative d'assassinat, ça ne devrait pas remuer la cour, iels devraient être habitué.es. Pourtant quand une maîtresse de l'empereur est visée, évidemment ce dernier sort les grands moyens. Surtout pour sa favorite.

Elle regarde la porte d'entrée, bien fermée elle. Peut-être qu'ils sont déjà derrière, les grands moyens. Quelle tête du Cerbère ? Heh. Qui garde la porte des enfers ? Certain.es décriraient probablement ainsi la chambre de Namys. La démone qui emporte le bon Círyon dans les abimes. Elle espère qu'on ne lui a pas collé Syn pour régler toute cette affaire, elle ne se sent pas avoir la patience aujourd'hui. Pas envie de gérer le toutou, lui préfèrerait la chienne. Quelqu'un ne la détestant pas pour enquêter sur les ombres voulant la tuer, ce serait plus optimal. Et sa compagnie plus agréable. Elle ouvre la porte -le monde des enfers entre en contact avec la surface, assurément des dizaines de diables et démons en ont profité pour s'échapper, comme chaque fois qu'elle ouvre la bouche- et y trouve un garde. Il lui explique qu'un déjeuner est prêt à être livré dans sa piaule, et que dans une vingtaine de minutes, elle doit recevoir un invité. Elle doit recevoir, pas question d'y échapper, donc. Elle se prépare, aussi bien qu'elle le puisse, avant de tout abandonner quand la nourriture débarque. S'installe dans le jardin, il fait beau. Une petite table sur laquelle elle joue parfois aux échecs avec son amant, lorsqu'iels sont trop fatigué.es pour les jeux habituels. Elle n'est pas bien douée pourtant, trop strict, trop de règles. On frappe à la porte, alors qu'elle avale son morceau de pain. "Entrez." Un discret soupire de soulagement en la voyant, la chimère. "Ah, Ringer. Toujours un plaisir de vous voir." Pas pour tout le monde, y'en a beaucoup qui redoutent les entrevues avec la tueuse. Elle lui adresse un sourire qu'elle ne réserve qu'aux proches de l'empereur, qu'à celleux le méritant. "Comment allez-vous ? J'apprécie que vous vous déplaciez pour moi..." Elle n'a probablement pas le choix, mais autant ne pas le lui agiter au visage.

Le monde s’embrase ; je n’ai d’autre manière de le dire. Les menaces se multiplient, les ténèbres referment leurs doigts de fusain et d’orange sanguine autour des cœurs des nobles de la cour. Ils n’ont pas l’habitude de voir le danger ramper jusqu’à leurs couches pourtant si sécurisées. Ils vivent dans le faste et la protection depuis toujours, alors ils ne savent pas comment gérer cette inquiétude indigeste qui s’infiltre dans chaque pore de leur peau.

Récemment, c’est la pomme d’amour de l’Empereur qui a été visée. J’aurais aimé être insensible à la présence de la demoiselle auprès de notre chef incontesté, mais je dois me rendre à l’évidence : elle m’agace un peu. À se prélasser comme si le monde ne menaçait pas de s’arrêter de tourner. Elle n’a besoin de se soucier de rien, la blanche colombe, seulement à ce que les sentiments de l’Empereur pour elle restent bien vivides. J’ai appris à le faire, aussi, à une époque. Lointaine. Définitivement révolue. Mais l’agacement est bien noyé dans les replis de mon esprit, et jamais je ne lui montrerai un tel sentiment ; déjà parce qu’il est tellement ténu qu’il ne mérite pas qu’il soit dévoilé, et ensuite parce que je ne sais que trop bien ce que l’on est capable de faire pour assurer sa propre sécurité. Pour survivre, simplement. Elle a eu une opportunité, et elle l’a saisie ; c’est le genre de caractère que j’apprécie, au fond. Alors j’essaye de passer outre ces clichés démesurés qui vivotent dans ma cage thoracique – une version plus sarcastique de moi pourrait plutôt parler de jalousie, mais je ne préfère pas y songer –, je me rends dans les appartements de la demoiselle en détresse. Nous nous accorderons sur un point : je ne comprends pas ce branle-bas de combat pour elle. Mon temps serait plus précieux dépensé ailleurs, n’est-ce pas ? Mais l’Empereur n’a pas l’habitude d’être menacé et il ne supporte pas l’idée de montrer sa faiblesse. Alors sa chienne des enfers est lâchée sur le monde, pour prouver à tous qu’on ne s’attaque pas impunément à lui.

Je pénètre dans la chambre si diaphane pour moi avant d’esquisser quelques pas dans la cour où la jeune femme prend son repas, comme si rien ne s’était produit. Un léger vent vient chanter entre les voiles de ma robe carmine, celle que je réserve pour ma présence à la cour. Assez belle pour passer pour celle d’une courtisane, assez chaste pour ne pas donner trop de mauvaises idées, assez lâche pour me permettre de planquer poisons et lames sous le regard hagard des nobles. Namys est belle dans la pâleur du jour, et peut-être que je peux envisager la raison de l’attachement de l’Empereur. « Ah, Ringer. Toujours un plaisir de vous voir. » Je ne peux m’empêcher d’hausser un sourcil et d’étirer mes lèvres purpurines en un sourire amusé. « Voilà une pensée que l’on me confie rarement, mais c’est réciproque, Namys. » À deux doigts de l’appeler favorite, comme j’aime à la surnommer dans l’intimité, pour agacer Syn.

Le sourire de la jeune femme est sincère, ce qui est assez rare pour être souligné. « Comment allez-vous ? J'apprécie que vous vous déplaciez pour moi... » Le jeu de sous-entendus commence, apparemment. Ce n’est pas de gaité de cœur que je me retrouve ce matin ici, alors que des affaires plus pressantes m’attendent à l’autre bout de la capitale, mais je n’ai aucune intention de le lui dire, même si la jeune femme est loin de manquer de perspicacité. « J’ai ouï dire que l’on avait tenté d’attenter à vos jours. Comment vous, vous sentez-vous ? » D’abord brosser la victime dans le sens du poil. Et puis, peut-être que ça m’intéresse, au fond ; elle n’a pas l’air d’être le genre de biche effarouchée. Elle n’est d’ailleurs pas dans son lit, et semble tout aussi bien attablée pour prendre son déjeuner. « L’Empereur est évidemment très inquiet pour vous. Je me dois de mener l’enquête de routine, vous ne m’en voulez pas si je m’assois pour vous poser quelques questions ? » Évidemment, tout cela n’est que de façade. Ni elle ni moi n’avons vraiment le choix sur nos actions, petits pantins bien huilés d’une cour savamment orchestrée.